LE PROBLÈME DES ÉTOILÉS MICHELIN : UN MODÈLE ÉCONOMIQUE TRÈS FRAGILE

Mais, il y a des revers à la consécration par le Guide Rouge dont celui de la perte de rentabilité.
Avec ses 654 étoilés en 2025 en France, dont 31 Trois étoiles et 81 Deux étoiles, le guide Michelin est incontestablement reconnu par les consommateurs, les médias et les chefs.
Même s’il est régulièrement critiqué par ses détracteurs, dont principalement les cuisiniers frustrés ou déclassés (cf : affaire Marc Veyrat en 2019, débouté par les tribunaux), ainsi que par la plupart des critiques et journalistes gastronomiques concurrents.
Il a une place bien à part parmi les guides gastronomiques et nombreux sont les chefs de cuisine qui vendraient père et mère pour obtenir sa bénédiction. Le Michelin, et à l’époque le Gault & Millau, ont sorti les cuisiniers de leur grotte dans les années 1980 pour les vedettiser, quand auparavant seuls les restaurateurs et directeurs de salles étaient cajolés.
UN IMPACT COMMERCIAL ÉVIDENT
Un chef nouvellement étoilé Michelin ou promu à une étoile supérieure peut plus facilement voir une nouvelle clientèle arriver dans son restaurant. Cela peut représenter de 45 % jusqu’à 80 % de chiffre d’affaires supplémentaire dès la première année. Et ce même pour des restaurants géographiquement très isolés.
Mais, l’effet de nouveauté ne dure généralement pas et retombe au bout de 2 à 3 ans, sans entretien de notoriété. Il faut alors constamment communiquer pour asseoir sa réputation et pour ne pas voir chuter son chiffre d’affaires.
Si de nombreux chefs se contentent d’un Macaron Michelin, ce qui est déjà prestigieux, les plus ambitieux œuvrent sans cesse à améliorer leur offre pour éviter de rester cantonnés dans le même classement durant des années. En espérant que cela sera vu et plaira au Guide-Dieu.
Voilà pourquoi des cuisiniers cherchent en permanence à gratiner dans les médias (avec l’emploi d’un attaché de presse ou même désormais d’un impresario), à croustiller dans des émissions de TV (dont Top Chef) et à monter en neige une diversification : contrats avec l’agroalimentaire et/ou avec des fabricants de matériel de cuisine, livres de recettes, consulting, ateliers de cuisine, publicités avec de grandes marques, etc.
Avec le risque avéré d’un éparpillement et d’une absence prononcée de leur cuisine, qui devient trop voyante et discrédite désormais le Maître-Queux. Pour les clients qui paient cher, savoir que le chef n’est pas en cuisine au moment où ils viennent est décevant. C’est comme d’ouvrir un frigo vide !
TRÈS FORTE PRESSION
Détenir une et d’autant plus 3 étoiles Michelin a donc des avantages, comme d’attirer de nouveaux clients, pouvoir augmenter ses prix et être connu, sinon reconnu.
Mais, cela correspond à un pressurage façon cocotte-minute — exogène ou/et endogène, permanent — que la plupart des étoilés subissent et que beaucoup finissent par ne plus supporter, comme un homard baignant dans l’eau bouillante. Jusqu’à rejeter le classement Michelin et « rendre ses étoiles » pour se libérer, selon leur expression (ex : Westermann, Robuchon, Senderens, Bras, Roellinger, Lignac, etc.).
Généralement, on observe chez les néo-étoilés ou les candidats au Macaron Michelin immédiatement au-dessus, ce qui suit :
– La crainte constante de la perte d’une étoile (ou de l’unique étoile). Elle peut être remise en cause chaque année, avec en corollaire une fonte du chiffre d’affaires façon beurre au four, et par ricochet, un désaveu sérieux et une image esquintée. L’angoisse de ne pouvoir atteindre l’étoile suivante existe également. Cette pression peut mener facilement au burn-out ou pire encore si l’on pense au drame de la disparition de Bernard Loiseau en 2003.
– Une course aux investissements souvent déraisonnable pour rendre le restaurant plus cossu et plus luxueux : design / décor, art de la table, mobilier, équipements de cuisine, climatisation… Il a été démontré que pour obtenir des étoiles au Michelin, il vaut mieux investir dans des cadres un peu plus fastueux, même si le Guide Rouge se défend d’imposer ce type de choix, prétendant ne porter un jugement que sur la cuisine. Mais, ses critères restent secrets comme une recette de grand-mère, ce qui rend la partie facile pour l’arbitrage…
On observe une moyenne de 380 à 430 K€ d’investissements engagés en plus pour une étoile dans les restaurants concernés ou en quête de la fameuse distinction si convoitée. Il faudra parvenir à les financer…
– Une furieuse hausse des charges de personnel : davantage de cuisiniers (parfois en surnombre), voire une équipe en salle élargie — sans compter la complexité accrue pour trouver du personnel qui touche désormais autant les restaurants gastronomiques et chers que les autres —, salaires plus élevés qu’ailleurs pour un personnel plus compétent…
Tout cela favorise ou impose même la hausse des tarifs, qui diminuera fatalement le volume de clients pouvant être attirés, sauf exception.
UNE RENTABILITÉ INCERTAINE À TRÈS COMPLIQUÉE À OBTENIR
Enfin, si l’accès à l’étoile améliore le chiffre d’affaires de ceux qui ont eu la chance d’être élus, paradoxalement les récompenses Michelin ne permettent pas de produire de manière significative une rentabilité des restaurants concernés.
Outre les généralement lourds investissements supplémentaires engagés, les charges de personnel — plus gros poste de dépenses — sont en moyenne de 42 % à 50 % sur CA avec Michelin, contre 30 % à 38 % sans Michelin, en restauration traditionnelle. Cela peut même grimper à 60 % en 3 étoiles : il est courant d’avoir 2 à 4 employés par client (salle + cuisine). Autant dire qu’il ne reste plus beaucoup de ressources pour payer les autres charges d’exploitation : loyer, marchandises, eau-énergie, emprunts, entretien, etc. Le déficit devient tangible et le profit réduit comme une sauce trop chauffée.
Par ailleurs, l’impact commercial varie selon que l’on soit doté d’une ou de plusieurs étoiles dans le Guide Rouge. Le rayonnement est schématiquement local (la ville, la proximité) avec une étoile, régional et extrarégional limitrophe avec 2 Macarons et national à international avec 3 étoiles, le couronnement suprême.
TOURISME GASTRONOMIQUE EN DÉCLIN
Ajouté à cela, le tourisme gastronomique s’est fortement restreint depuis une vingtaine d’années. On parle là d’amateurs français et étrangers de grande cuisine, qui voyagent spécialement pour découvrir des grandes tables, le Guide Michelin dans la boîte à gant de leur décapotable ou de leur Rolls. Ils sont devenus peu nombreux.
Aujourd’hui, la clientèle aisée ou passionnée profite d’un séjour dans une région pour se rendre dans un ou des restaurants réputés. Mais, il est désormais rare que l’on fasse le déplacement spécialement pour cela. L’exception concerne uniquement des restaurants de haut vol (au vent) devenus des monuments de la cuisine française (Bocuse et Loiseau — malgré la disparition de ces chefs et récemment de Michel Guérard —, Pic, Troisgros, Blanc, Savoy, etc.) et ancrés dans un registre 3 étoiles.
Par ailleurs, un étoilé situé dans une grande ville (Paris, Lyon, Strasbourg…) ou une destination très touristique (par exemple, la Côte d’Azur) sera plus facilement fréquenté grâce à un vivier important de clientèle de proximité (et argentée) — locaux et touristes — que perdu en milieu rural. D’où l’intérêt dans ce cas de disposer de chambres en harmonie avec son positionnement gastronomique, donc haut de gamme. On hésitera à dîner (et boire de l’alcool) dans un restaurant isolé s’il faut reprendre sa voiture…
ÉPÉE DE DAMOCLÈS
Une « étoilisation » au Michelin n’est évidemment pas une garantie de pérennité : au-delà de l’enjeu évident de prestige et de reconnaissance professionnelle, la perte d’étoile a souvent des conséquences économiques graves pour un restaurant. En cas de rétrogradation — toujours médiatisée à la parution du Michelin et considérée à tort ou à raison comme une sanction — beaucoup de restaurateurs vivent des temps difficiles et peuvent perdre toute motivation.
La plupart ont même les comptes qui plongent dramatiquement dans le rouge. En moyenne, quand il se voit retirer une étoile, un restaurateur voit ses bénéfices, le cas échéant, passer dans le meilleur des cas de 3 %/4 % du CA — ce qui reste peu — à – 2 % de perte, voire pire encore, selon le chercheur Olivier Gergaud, affilié au LIEPP de Sciences Po, qui a étudié un échantillon d’étoilés. Déjà qu’à la base, la restauration avec service à table produit une rentabilité famélique…
C’est ainsi que paradoxalement, malgré leurs prix élevés à très élevés (les additions peuvent atteindre plus de 500 € par personne), peu de restaurants de la grande gastronomie dégagent des profits. On ne peut pas les comparer au secteur très enviable du luxe (joaillerie, maroquinerie, parfums…) qui a une profitabilité bien souvent insolente.
C’est la raison pour laquelle de nombreux chefs étoilés, aidés par leur notoriété, créent à côté de leur « restaurant-bateau-amiral » (flagship), une ou des annexes sous la forme de bistrot ou de brasserie qui tirent partie du nom du cuisinier connu mais sont bien plus abordables financièrement pour les clients. Sans compter les autres formes de diversification déjà citées qui permettent de compenser la mauvaise situation économique de leur activité principale.
C’est un peu un comble où le restaurant étoilé, qui lui est déficitaire, ne devient qu’une vitrine pour attirer et vendre autre chose.
SPIRALE INFERNALE
Donc, la perte d’une étoile et c’est le drame ! La réputation du chef se déprécie, sa clientèle change et se raréfie, ses prix baissent (et sa trésorerie fond) car le lieu subit une méchante décote, le banquier lui tourne le dos, le personnel talentueux déserte, les fournisseurs durcissent leurs conditions, les médias n’en parlent plus… mais les charges continuent de courir au même niveau qu’avant. Et c’est économiquement la spirale infernale.
La fragilité du modèle économique est extrême. Il tient grâce à la réputation du cuisinier du fait qu’il soit étoilé et ne s’appuie que peu sur le marché qui peut être localement peu porteur. Bien des clients ne fréquenteraient pas son restaurant ou n’accepteraient pas de payer des additions aussi élevées sans les projecteurs de Michelin. En perdant son étoile (et sa bonne étoile), un chef garderait sans doute une clientèle locale, mais qui viendrait moins nombreuse. Il devrait alors baisser ses prix, qui par leur niveau élevé, n’encouragent déjà pas les clients à revenir souvent.
Il existe bien sûr des contre-exemples, notamment via les cuisiniers très connus qui ont rendu leur(s) étoile(e). Mais, ils sont rares.
Pour suivre, en cas de longue maladie, de départ, de disparition du chef, etc., l’entreprise s’écroule. Le modèle économique s’appuie encore une fois sur les épaules du restaurateur et uniquement sur son image d’étoilé, suivant un chemin tracé par le Guide Rouge. C’est un entrepreneur dont le sort dépend quasi entièrement du bon vouloir d’un tiers. Tout peut changer d’une année sur l’autre, sans préavis.
Il faut cependant ne pas confondre la situation des cuisiniers-restaurateurs à leur compte et celle des « mercenaires » comme on les appelle souvent, qui travaillent pour des financiers ou des milliardaires propriétaires de palaces. Pour les premiers, conserver leur(s) étoile(s) est fondamental pour la survie de leur entreprise. Pour les seconds qui roulent sur l’or et à l’égo doré au four à souhait, exploiter un restaurant déficitaire n’est pas un problème. La contrainte de rentabilité n’est la plupart du temps pas exigée par leur employeur. Seules les étoiles comptent …pour l’image.
À noter que ce n’est pas Michelin qui est mis en cause dans cette analyse mais les positionnement que peuvent prendre des restaurateurs une fois consacrés.
CAS RENTABLES ? OUI, MAIS PEU COURANTS
Certains restaurants 3 étoiles peuvent trouver un minimum de rentabilité, surtout quand :
- le chef est aussi propriétaire de l’immobilier,
- la gestion est rigoureuse,
- le restaurant est plein tous les jours (avec ticket moyen élevé),
- les marges sont maîtrisées (ex. : peu de gaspillage, travail avec des produits pas nécessairement nobles et chers, bons fournisseurs, bonne gestion RH),
- il y a une clientèle internationale régulière et argentée, grâce à la destination où se trouve le restaurant.
Mark Watkins


