TOURISME & HÔTELLERIE : peut-on faire des prévisions sans mentir ?
Voilà de plus en plus de divinateurs qui nous prédisent ce que sera le tourisme — celui du futur — dans 10, 20, voire même dans 30 ans ! Sauf qu’il est impossible de savoir comment seront la conjoncture, le marché et le comportement des clientèles touristiques à court terme …alors le moyen/long terme, n’en parlons même pas.
La quasi majorité des prévisionnistes, qui se donnent des airs de scientifiques, se trompent systématiquement. Mais, étrangement, personne ne leur demande des comptes le temps venu.
SOYONS CLAIRS. Professionnellement, nous avons tous envie de savoir de quoi nos lendemains seront faits. Histoire de nous préparer et de nous organiser face aux évolutions du marché, de l’économie, de la consommation, de la fiscalité, de la réglementation, etc.
Sauf que l’art divinatoire ne peut s’appliquer en ce domaine, et surtout pas en matière de conjoncture et d’économie. D’autant plus dans le tourisme et l’hôtellerie dont on ne sait même pas quelle sera l’activité sous …deux mois.
TOUS MYTHO !
Aussi, dire par avance quelle sera la demande et avec quels scores est tout simplement du registre de l’impossible. Pour ne pas dire de la mythomanie.
« Des prévisions d’activité dans le tourisme et l’hôtellerie, vous en avez déjà vu se réaliser, vous ? », assène Philippe, un propriétaire de plusieurs hôtels franchisés à des chaînes à qui on ne la fait pas. Et de fait, les données d’activités que l’on se glorifie d’annoncer sur le secteur hôtelier ne se concrétisent pour ainsi dire jamais, avec parfois des résultats au final très différents des projections fournies.
Déjà avant la crise du Covid-19, les liseurs de marc de café étaient légion pour nous fournir des prévisions clef en main sur ce que sera la demande dans le tourisme et l’hôtellerie. Lors de la pandémie (2020), les plus éminents experts (vraiment) scientifiques étaient alors incapables de dire quand elle se terminerait ! Cela n’a pas empêché certains mages d’annoncer comment évoluera la conjoncture à moyen et long termes.
Aujourd’hui encore, ils continuent à nous infliger leurs divinations oiseuses.
Voilà des cartomanciens déguisés en « sachants » qui peuvent nous dire avec une précision d’horloge atomique quels taux d’occupation et RevPar fera l’hôtellerie française sous 12 mois, voire sous 3 ans (plusieurs cas de figure !), comment travailleront les campings la saison suivante et combien la France recevra de touristes étrangers, y compris de quelles nationalités. Rien sur les marques de leurs voitures ?
Déjà, on ne sait pas identifier les touristes qui viennent en France, donc on ignore comment les compter et ce qu’ils dépensent, comme je ne cesse de le dire depuis 2066. Aussi, faire des prévisions sur leur fréquentation est de la science-fiction… Voir notre article sur le sujet.
LE MONDE D’APRÈS
Pour décrire « le monde d’après » (après le Covid), les voyants étaient encore plus actifs à tirer les cartes. Normal : tout le monde espérait connaître l’avenir d’après-crise, y compris les médias. Il y avait donc une demande médiatique auprès des diseurs de bonne aventure et l’offre suivit…
Année après année, ces devins ordinaires prétendent savoir comment le tourisme va se comporter, quand et comment le tourisme va évoluer, quelles destinations auront du succès, quelles clientèles seront là, quels types d’hébergement seront inventés.
Je me souviens d’un pourtant réputé cabinet de conseil qui avait prédit durant le confinement de 2020 que « le tourisme d’affaires, dont les MICE (Meetings, Incentives, Conventions, Events), ne reprendrait comme avant la crise du Coronavirus qu’en 2030. Pour le tourisme de loisirs ce sera en 2026« . Trop fort. Le tout bien repris par les médias qui se montrent complices de ce genre d’ineptie. Comment se faire mousser à bon compte… Mais, ce fut raté ! Le tourisme de loisirs a significativement repris vie dès 2021 et le tourisme d’affaires dès 2022.
Pour le monde d’après, sans douter de rien, on prédisait également un tourisme plus vertueux (et plus écologique, dont la fin de l’avion), la fin des grands rassemblements (conventions, congrès) et l’évaporation du tourisme de masse. Plus rien ne serait comme avant. Encore raté ! Tout est redevenu comme avant, dont encore plus d’avions dans les ciels.
Et au-delà de l’histoire de la crise du Covid qui a mis le tourisme mondial à plat, il y a là, chaque année, autant de fumisteries que de fumistes à faire prendre des vessies pour des lanternes. Et on s’étonne qu’autant de journalistes, de politiques et de professionnels — généralement pas si bêtes en temps normal — se laissent abuser et reprennent en chœur des prévisions économiques qui n’ont pas plus de valeur que l’encre et le papier avec lesquels elles sont publiées.
NUL NE PEUT PRÉDIRE L’AVENIR
Il faut cependant ne pas confondre deux notions différentes : objectifs et futurologie.
• OBJECTIFS : ce que l’on veut faire. On peut établir des prévisions d’activité, qui deviennent alors des objectifs, des buts à atteindre, une stratégie. Il en va de la fréquentation de son affaire, de la rentabilité, de l’activité, de la commercialisation, de parts de marché, etc. Il s’agit alors de prévoir et de planifier ce que l’on souhaite qu’il arrive ou ce qui pourrait éventuellement arriver « si tout se passe bien » et si l’on y met les moyens idoines. C’est le cas des comptes d’exploitation prévisionnels, des business plans, des plans de trésorerie, des programmes d’investissements, etc. que l’on détermine comme une feuille de route, un schéma directeur. Ce n’est pas de la cartomancie, mais bien une ligne de conduite définie par avance. Ce qui n’interdit pas, évidemment, de se réorienter constamment.
• FUTUROLOGIE : on ne parle plus d’objectifs que l’on peut suivre, guider et maîtriser, mais de ce qui va arriver — comment et par quelle magie ? —, comme la voyante qui lit l’avenir dans la main ou celui qui jette des osselets avec un air inspiré. On a le droit d’y croire, mais en économie, c’est quand même très borderline. Ce qui signifie que l’on saurait prévoir l’imprévisible, tout bonnement. La réalité démontre bien que ce n’est pas possible et que de prédire dans ce cas est mensonger, car l’on sait que l’on invente et donc que l’on ment.
Si la prospective est complexe en temps normal, elle l’est encore plus dans le tourisme et l’hôtellerie, où cela ne se passe quasiment jamais comme on l’a prévu et annoncé. Il existe des milliers de facteurs d’influences et d’événements imprévisibles, favorables et surtout défavorables, qui interagissent sur le marché touristique et contrarient toute possibilité de prévisions économiques. Même à la louche.
Qui pouvait dire et qui avait annoncé par avance que le secteur ne trouverait plus de personnel (pire qu’avant le Covid), que les coûts des énergies exploseraient, que les prix de revient de la construction seraient ultra inflationnistes, qu’il faudra répercuter ces charges additionnelles dans les prix (au risque faire fuir les clients), etc. Or, tout cela a un impact sur le tourisme et sur l’hôtellerie.
• Les sondages : il est courant que des sondeurs interrogent le public, par exemple dès le printemps sur leurs intentions de départs en vacances, ou enquêtent auprès des professionnels sur l’état avant saison des réservations dans les campings et les hôtels. Nous aurons dans ce cas une tendance à un instant T — qui pourra d’ailleurs être très différente 2 semaines plus tard —. Mais, en dehors du très court terme (à 1 ou 2 mois), on ne peut pas tricoter des projections allant plus loin dans le temps, surtout chiffrées. Car il existe toujours un décalage entre les intentions et les actes, parfois irrationnels, des consommateurs. D’autre part, encore une fois, des aléas de toutes sortes contrarient généralement la demande et donc l’activité.
Dans le tourisme, c’est après la saison touristique que l’on sait ce qu’il en a été ; pas avant.
QUI SONT LES DIVINATEURS ?
Dès lors où les journalistes sont les premiers à demander constamment que l’on donne des prévisions, ceux qu’ils interviewent se sentent obligés d’y répondre et le font avec opportunisme. Même et surtout s’ils n’en savent rien. Au risque d’être sinon blackboulés. Parfois, ils se laissent piéger face à l’exercice ; parfois ce sont des adeptes de la boule de cristal qui ne demandent que cela dans le dessein de briller.
Pour le tourisme, on trouve beaucoup de consultants et cabinets d’études — avec leur régiment de stagiaires et leurs petits moyens — qui revêtent le costume de l’imposture divinatoire. Mais aussi des patrons de groupes hôteliers ou de voyages (pour rassurer leurs actionnaires), des présidents d’organisations professionnelles avec pessimisme (qui annoncent des chiffres prévisionnels catastrophiques afin de dramatiser la situation du secteur auprès des pouvoirs publics) ou encore, avec de l’optimisme, des élus territoriaux et même le ministre en charge du tourisme « himself » (pour expliquer ce que le tourisme leur devra de bénéfique).
Tous sont dans la pifométrie (rappel : puisqu’on ne peut pas prédire l’avenir) ; mais on ne leur en tient pas rigueur. N’aime-t-on pas les visionnaires même quand ils n’en sont pas ?
DES MOYENS ?
On a beau faire ce qu’on veut, il n’existe pas d’outils pour prédire l’avenir dans le tourisme, pour les raisons déjà évoquées et parce que l’avenir n’est pas palpable, pas concret, pas réalisé, …par définition. Observer ce qui s’est passé pour projeter un futur, comme on le fait dans le yield management, a ses limites. Cela signifierait que l’avenir ne serait que du passé qui se renouvelle constamment, ce qui n’est évidemment pas vrai. Il n’y a pas non plus de cycles (qui se répètent), comme on le dit souvent à tort. Et il n’existe pas d’outils économétriques qui permettraient de se projeter dans l’avenir. Même l’IA, malgré sa base de données massive, ne peut y parvenir.
Et puis pourquoi se donner du mal à réfléchir et à travailler, à mettre au point des outils de divination… quand il est si facile et si rapide d’inventer et de tout écrire sur un coin de table ?
CONVAINCRE QUE L’ON SAIT (PLUTÔT QUE DE SAVOIR)
Les prévisionnistes en carton-pâte adoptent toujours la même posture et les mêmes moyens pour convaincre. Car, leur souci est moins de parvenir à définir le futur — qui est finalement accessoire pour eux dès lors qu’ils le déterminent au doigt mouillé — que de chercher à faire croire qu’ils savent, qu’ils maîtrisent le sujet à fond, qu’il sont des visionnaires. Ainsi, l’enjeu est dans la capacité à donner l’illusion du savoir. Et pour cela, ils utilisent un ton péremptoire, n’acceptent pas que l’on mette en doute leur parole, parlent au futur (et pas au conditionnel) et utilisent une attitude « sûr de soi » et hautaine (voir plus loin).
Comme personne ne peut se projeter, on ne parvient pas à remettre en question celui qui le fait au moment où il le fait. Et il est étrangement rare que l’on vienne chercher des poux dans la tête du devin pour lui rappeler, plus tard, que ses prédictions étaient fantaisistes ou imbéciles. Lui, le sait et en profite.
Notre société a beau être cartésienne, on donne encore du crédit aux prophètes auto-proclamés, comme s’ils étaient de naissance divine ou nantis de pouvoirs extra-lucides. « Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois ».
PRÉVISIONNISTES HONNÊTES ?
Oui, cela existe. Car si on ne peut pas prédire le futur, on doit y travailler. A la différence du comique évoqué ci-avant qui ne doute de rien, le « vrai » prévisionniste parlera — s’il est honnête — de tendances, et ce toujours au conditionnel. L’emploi du « si » est sa marque de fabrique. Il donnera difficilement des chiffres. Le cas échéant, il s’agira plutôt de fourchettes que de données précises. Et, elles seront remises avec beaucoup de précautions d’usage et de réserves. Sans oublier d’expliquer sur quoi l’on se base pour parler du futur et la nécessaire humilité qu’impose l’exercice.
ABUS DE CONFIANCE
« L’avenir n’est plus ce qu’il était » (Paul Valéry)
Les prévisions conjoncturelles ne sont pas autre chose que des promesses, que personne ne se sent obligé de tenir. Et ne dit-on pas que les promesses ne valent que pour ceux qui y croient ? Aussi, la futurologie sortie du chapeau a sûrement de beaux jours devant elle (tiens, c’est de la prospective !) et les futurologues du tourisme ne vont pas se taire de sitôt, tant qu’ils auront des journalistes et un public pour les écouter. Et comme, encore une fois, personne ne leur donne rendez-vous quelque temps après pour qu’ils rendent des comptes sur leurs divagations, la série pourra continuer à l’envi.
En résumé, personne ne sait rien de l’avenir, surtout en matière conjoncturelle et économique. Dans le cas contraire, c’est de la supercherie pure. Et si des prévisions s’avèrent se réaliser, ce n’est que par pur hasard, voire coup de chance pour celui qui les a produites.
PETIT MANUEL DU PARFAIT PRÉVISIONNISTE CONJONCTUREL :
Les méthodes non pas pour prédire l’avenir, mais pour convaincre l’auditoire qu’on connaît le futur sur le bout des doigts, sont toujours les mêmes, sous deux aspects et postures complémentaires et interdépendants :
1) – VERSER DANS LE SCIENTIFIQUE : pour démontrer qu’il sait de quoi il parle en matière de futurologie, le vaticinateur évoquera les « outils de modélisations algorithmiques, voire son propre système d’IA » qu’il possède, ou encore ses « matrices économétriques » (personne ne sait de quoi il s’agit).
Il affirmera qu’il utilise des méthodologies de pointe (lesquelles ? ppffft…), très performantes et puissantes, qui ne cessent d’évoluer avec la technologie d’avant-garde qu’il détient (et qu’il est seul à détenir). Il fournira des prévisions chiffrées jusqu’à un ou deux chiffres derrière la virgule (on est dans le scientifique ou pas ?). Il publiera des tableaux très riches en données et de jolis graphiques avec beaucoup de couleurs.
Ah, important : soucieux de transparence et pour faire taire les incrédules, le devin économiste publiera ses propres chiffres un an après ses annonces annuelles. Ils seront toujours bizarrement proches de ce qu’il avait prédit. S’auto-valider, quoi de mieux pour ne pas risquer la contestation. Quand il ne donne pas de chiffres en valeur absolue, il remet des pourcentages de progression. Cela ne mange pas de pain.
Le prophète conjoncturel empruntera une posture austère et tant que possible mystique. Il emploiera des termes très-très sérieux, et si possible illustrés par un jargon pseudo-scientifique… Surtout il n’avouera jamais que, frappé par la grâce, il écrit ses prévisions au comptoir d’un bistrot ou pendant qu’il prend son bain, sous l’emprise du pastis et de la fumée d’herbes péruviennes ou de Provence.
2) – MÉGALOMANIE & GRANDILOQUENCE (et effets de manches) : mes conseils (à faire)…
- Se placer au-dessus des autres (eux ne savent rien et sont des cancrelats puisqu’ils n’ont aucune connaissance en matière d’avenir),
- Se faire exagérément rassurant, car les gens veulent être rassurés sur l’avenir, ce qui facilite l’écoute du devin,
- Jouer celui qui détient « LA » science — mieux, qui est relié directement aux puissances du cosmos et qui jouit d’une inspiration extra-terrestre — (ça peut parfois marcher),
- Monologuer doctement, noyer le poisson dans l’eau, occuper le terrain pour décourager les questions dérangeantes,
- Brandir une autorité absolue, invectiver avec virulence celui qui mettrait cela en doute,
- Parler fort et d’une voix alerte (on donne toujours raison à celui qui parle le plus fort, allez comprendre…),
- Prendre une posture « très sûr de soi », être définitif et péremptoire,
- Le plus possible : s’auto-satisfaire (être content de soi), s’auto-congratuler, s’auto-décorer…
- Rappeler que toutes « ses » prévisions passées se sont réalisées (personne n’ira vérifier, voire, tout le monde s’en fiche),
- Publier à terme ses propres chiffres (inventés ou arrangés) qui confirment bien que ses prédictions étaient justes,
- Expliquer que l’on est à l’origine de bien des réussites grâce aux prévisions faites et validées par la suite (on ne sait pas comment, ni par qui),
- Impressionner par des affirmations aussi grossières qu’impossibles à vérifier (plus c’est gros, plus ça passe),
- Parler au temps futur et jamais au conditionnel,
- Ne jamais dire « je ne sais pas », ne pas douter, avoir réponse à tout et à n’importe quoi (y compris en répondant tout et n’importe quoi),
- Affirmer que l’on conseille les plus grands et ce, dans le monde entier (patrons de grands groupes, scientifiques, politiques, ministres, voire Dieu…),
- La prétention et la vantardise sont fortement recommandées. La folie des grandeurs sera appréciable.
- Liste non limitative.
Mark Watkins