Bien plus qu’une simple ferme typique de la région lausannoise, ce bâtiment possède une histoire unique et captivante. Plongeons ensemble dans l’épopée de “La Ferme” à travers les pépites dissimulées de nos archives.
Lausanne du XVIᵉ au XIXᵉ siècle
En 1536, Lausanne, ainsi que l’ensemble du Pays de Vaud, tombe sous la tutelle de Berne. Cette dernière lui octroie divers territoires, dont le Chalet-à-Gobet. À cette époque, La Ville de Lausanne est administrée par un bailli bernois et deux conseils formés de bourgeois lausannois fortunés. Jusqu’en 1798, La Ville de Lausanne et tout le Canton de Vaud demeurent sous le joug bernois. C’est dans ce cadre historique que s’ancre la construction de l’édifice le plus emblématique pour les Anciens et les collaborateurs de l’EHL : la Ferme.
Les historiens de l’architecture et la construction de La Ferme
Ce n’est qu’en 1993, lors du recensement architectural du Canton de Vaud, que des spécialistes de l’architecture ont eu l’opportunité d’étudier La Ferme. Bien que la première analyse fût brève, elle suggérait déjà une date de construction autour de 1750.
Commanditée par l’EHL en 2015, l’historienne spécialisée en architecture, Isabelle Roland, a mené une recherche approfondie sur la ferme de Cojonnex, tant sur le plan historique qu’architectural. D’après ses études, la construction de la bâtisse remonterait probablement entre 1730 et 1735, initiée par la Ville de Lausanne. Si le projet a été décidé en 1728, les fonds nécessaires à sa réalisation n’ont été alloués qu’en 1730. Au vu des montants investis, Isabelle Roland estime qu’il s’agirait très sûrement d’une construction entièrement neuve.
Extrait de plan du Chemin de Lausanne à Berne par le Jorat, 1746: ACV, Gc 537.
Plan 1827-1831 (CH-ACV-RN_Gb 132-j 2-3) : folio 173, No 47, art. 4363 : « Maison, grange, écurie », cour, jardin [au sud] et pré, propriété de la Commune de Lausanne.
Plan 1886 (CH-ACV-RN_Gb 132-k 1-10) : folio 277, No 16, art. 2053 : « Maison d’habitation, grange et écurie – No 17 : « Remise » – No 18 : place – No 19 : jardin – No 14 : pré – No 15 : pré, propriété de la Commune de Lausanne.
Une naissance au XVIIIe siècle
Sur le plan du chemin reliant Lausanne à Berne par le Jorat datant de 1746 (qui deviendra notre bien-aimée Route de Berne), une ferme est identifiable sur le domaine de Cojonnex (autrefois écrit “Gojonez”) appartenant à la Ville de Lausanne. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit bien de “notre” ferme.
On pourrait se demander pourquoi la Ville de Lausanne a décidé de construire une ferme précisément à cet emplacement. Pour éclairer cette interrogation, il est nécessaire de consulter l’ouvrage “Lausanne et ses campagnes au XVIIᵉ siècle” d’Anne Radeff. Ce livre révèle le système économique adopté par la Ville de Lausanne et ses environs au XVIIᵉ siècle. Durant cette période, la Ville exploitait les vastes terrains alentour comme source de revenu, notamment à travers le système de fermage.
Notre ferme s’inscrit dans ce modèle économique et différentes familles de fermiers vont s’y relayer pour diriger l’exploitation. Elle illustre parfaitement le type de construction résidentielle et agricole initiée par la Ville de Lausanne au XVIIIᵉ siècle.
La photographie la plus ancienne de la ferme conservée dans les archives de l’EHL remonte à 1915. Elle montre la famille Martin-Borgeaud devant le bâtiment, accompagnée de deux vaches. Il est raisonnable de supposer que l’activité agricole sur le domaine de Cojonnex s’est maintenue sans interruption depuis sa construction jusqu’au XXᵉ siècle.
La Famille Martin-Borgeaud devant la Ferme, 1915. [EHL Archives, Fonds audiovisuel, Bâtiments : la Ferme, CH-000963-7 AV-PH-BB-1915-3-1, 1915.]
L’arrivée de la Ferme dans le giron de l’EHL
Vers la fin des années 1960, l’EHL connaît une période de prospérité et se retrouve rapidement à l’étroit dans ses locaux de l’avenue de Cour. Le nombre d’étudiants atteint alors un pic d’approximativement 600, la moitié d’entre eux étant en stage à l’étranger. Plusieurs extensions sont envisagées pour agrandir le campus de l’Avenue de Cour, comme l’annexe ajoutée en 1970. Cette nécessité d’espace découle principalement des discussions sur la révision des programmes. En effet, l’école envisage d’allonger son programme principal de 3 à 4 semestres. Une telle modification impacte l’offre pédagogique, le besoin en salles de classe, et entraîne de facto une augmentation notable du nombre d’étudiants présents sur le campus.
Ainsi, le 16 juin 1971, la Société Suisse des Hôteliers, instance dirigeante de l’École hôtelière de l’époque, prend la décision d’abandonner le site de l’Avenue de Cour. Face à cette situation, la direction de l’école, sous la houlette de M. Eric Gerber, directeur de 1968 à 1973, se lance activement dans la quête d’un nouveau terrain pour édifier ce qu’elle désigne comme la Nouvelle École. Toutes les stratégies sont déployées, y compris la diffusion de petites annonces dans les journaux.
L’annonce de recherche de terrain dans le journal, 1971. [EHL Archives, Fonds administratif EHL-EPSSH, coupure de presse, La Suisse, 1971.]
L’école est sollicitée par de nombreuses propositions attrayantes, notamment celle émanant des communes de Puidoux-Chexbres. Cependant, après des discussions approfondies avec la Ville de Lausanne, c’est finalement cette dernière qui, en 1972, remporte l’appel d’offres. Ainsi, la Société Suisse des Hôteliers opte pour le site du Chalet-à-Gobet comme nouvel emplacement de l’école.
La “Nouvelle École”, comme elle sera désignée, sera érigée sur un magnifique terrain bordé par la route de Berne, niché dans un cadre verdoyant jouxtant la forêt. Avec l’acquisition de cette parcelle, l’achat du bâtiment qui s’y trouve est également conclu : pour la première fois de son existence, la Ferme devient ainsi propriété privée.
Projet de construction de la Nouvelle Ecole, 1972. [EHL Archives]
D’abord épargnée par les travaux
Les plans d’aménagement du terrain et de la construction de la Nouvelle École se montrent bienveillants envers la ferme. Une fois rénovée, celle-ci est envisagée comme un centre de loisirs et de détente au service des étudiants, une information largement diffusée par les médias de l’époque.
Photographie de la première maquette de la Nouvelle École, 1972. [EHL Archives, Fonds audiovisuel, CH-000963-7 AV-PH-BH-1972-3-1-1, 1972.]
Puis condamnée
Rebondissement en 1974 : la commission de construction de la Nouvelle École exprime sa volonté de raser cette ancienne bâtisse. Parmi les arguments avancés figurent : le coût élevé des rénovations, le manque d’adéquation du bâtiment avec l’usage envisagé et l’incompatibilité esthétique de la ferme avec le design moderne des constructions avoisinantes. En janvier 1975, la commission de construction franchit même une étape supplémentaire en attribuant les travaux de démolition à une entreprise spécialisée.
Finalement sauvée in extremis
Mais la ferme était loin de rendre les armes : en mai 1975, la commission de construction doit reconnaître que les autorités lausannoises ne lui ont pas accordé le permis de démolition requis. Ainsi, la ferme devra être préservée conformément au projet initial de la Nouvelle École. Durant les 47 années qui suivent, la Ferme occupe une place chère dans le cœur des étudiants, devenant le décor de fêtes inoubliables et de concepts culinaires éphémères innovants. Si seulement ses murs pouvaient raconter toutes ces histoires !
Construction de la Nouvelle École: la Ferme au milieu des grues, 1974. [EHL Archives, Fonds audiovisuel, CH-000963-7 AV-PH-BH-1974-3-1-2, 1974.]
Vue aérienne du campus, 1990. [EHL Archives]
Une disparition provisoire
C’est en 2017 que la première pierre du nouveau campus est posée. Pour mener à bien les travaux, il est nécessaire de démanteler la Ferme afin de la reconstruire dans les meilleures conditions. De ce fait, pendant quelques années, le campus se retrouve privé de sa chère Ferme.
Nouveau Campus EHL, nouvelle Ferme
En juillet 2022, lors d’une inauguration en présence du Président suisse, Ignazio Cassis, le voile est levé sur la nouvelle ferme. Reconstruite à l’identique, mais avec des matériaux modernes, elle héberge désormais un café. Et pas n’importe quel café : il s’agit d’un Montreux Jazz Café, en lien direct avec le célèbre festival de musique fondé en 1967 au bord du lac Léman par Claude Nobs, lui-même ancien élève de l’EHL !
La Ferme en 2022, transformée en Montreux Jazz Café.
Un mariage entre la musique et les plaisirs gustatifs
Reconstruite scrupuleusement avec des matériaux modernes, la ferme conserve néanmoins une empreinte d’authenticité grâce à ses encadrements de fenêtres et de portes en molasse verte, une exigence imposée par la Direction générale des immeubles et du patrimoine (DGIP).
Pour clore sur ce bâtiment, que pourrions-nous dire sinon que la ferme de l’EHL est devenue une véritable institution, un repère incontournable, le lieu inéluctable de rendez-vous ! D’innombrables fêtes et soirées y ont trouvé écho. Pour de nombreux anciens élèves, ce lieu est indélébile dans leurs souvenirs.
Soirée des Anciens devant la ferme, 1982. [EHL Archives, Fonds audiovisuel, CH-000963-7 AV-PH-BI-1982-4-1, 1982.]
La Ferme en 1975. [EHL Archives]
La Ferme en 2004. [EHL Archives]
La Ferme en 2006, sous la neige. [EHL Archives]
Riche d’une histoire jalonnée de périodes fastes et d’épreuves, elle incarne parfaitement l’adage « transformer ses faiblesses en atouts ». Si elle semblait autrefois un obstacle pour la commission de construction de la Nouvelle École des années 70, elle est aujourd’hui une pierre angulaire, et représente fièrement l’âme du campus de Lausanne.
L’héritage des Anciens : Claude Nobs et Mathieu Jaton
Le concept des Montreux Jazz Café prend racine dans la passion indéfectible de Claude Nobs pour la musique et la gastronomie. Son rêve était d’harmoniser ces deux univers dans un cadre chaleureux et accueillant. Quand il préparait des mets pour ses amis musiciens, il y avait toujours un ingrédient secret : les concerts les plus mémorables du Festival retentissaient dans la salle à manger. Les Montreux Jazz Café, véritables émissaires du Festival à travers le monde, perpétuent l’esprit et la “recette magique” de Claude, donnant accès à ces moments captivants qui ont jalonné l’histoire du Festival.
Claude-Nobs, 1987. Par Edouard Curchod.
En septembre 2022, un Montreux Jazz Café flambant neuf a ouvert ses portes au sein de l’EHL Hospitality Business School, logé dans le bâtiment emblématique “La Ferme”, au cœur du nouveau campus. L’accueil chaleureux et l’hospitalité sont des valeurs fondamentales du Montreux Jazz Festival. Il est donc loin d’être fortuit que Claude Nobs et Mathieu Jaton, actuel PDG du Montreux Jazz Festival, soient tous deux issus de l’EHL. L’établissement d’un Montreux Jazz Café à l’EHL est ainsi un merveilleux clin d’œil à ces origines.
A vous, étudiants actuels de l’EHL, d’écrire la suite de l’histoire !