LES FONDS D’INVESTISSEMENT ET L’HÔTELLERIE : UN COUPLE RAREMENT EN HARMONIE

C’est à partir de la fin des années 1990, et plus nettement dès les années 2000, que les fonds d’investissement telles que les REIT (société d’investissement immobilier), les fonds immobiliers ou encore les PE (Private Equity, que l’on traduit en français par capital-investissement) commencent vraiment à entrer dans l’hôtellerie, d’abord aux États-Unis puis en Europe. Ils y ont vu le moyen de garnir un grand Monopoly.
Pourquoi ?
- L’hôtellerie devient alors vue comme un actif immobilier (real estate) pouvant générer des revenus réguliers, pense-t-on.
- Les grands groupes hôteliers entament une stratégie de séparation entre la propriété des murs (asset light) et l’exploitation, afin d’alléger leur endettement et de se recentrer sur leur vrai métier.
- Les fonds immobiliers et private equity y voient une opportunité avec des rendements attractifs, imaginent-ils.
BEAUCOUP D’INCONVÉNIENTS…
Ces financiers sont principalement par ordre décroissant américains, britanniques, allemands, français, singapouriens, moyen-orientaux et chinois. Ils détiennent une part très significative de l’immobilier hôtelier des grands groupes : beaucoup d’hôtels de chaînes comme Marriott ou IHG sont possédés par des fonds.
Mais, cela ne se traduit pas nécessairement en « fonds possédant les groupes hôteliers » au sens opérationnel : les grands groupes eux-mêmes restent des entreprises (souvent cotées) dont le modèle économique ne repose pas/plus sur la propriété massive d’actifs. Ils pratiquent encore une fois l’Asset-light consistant à céder des actifs, en général immobiliers (les murs des hôtels), pour les exploiter en payant des loyers (de plus en plus fixes + variables) au nouveau propriétaire ou les gérer dans le cadre de contrats de gestion.
Si l’entrée d’argent frais sert l’intérêt des opérateurs hôteliers et des hôtels concernés, on trouve à cette situation de nombreux risques, jouant finalement sur la pérennité des exploitations.
Voici les principaux inconvénients lorsque des groupes hôteliers passent sous le contrôle direct ou indirect de fonds d’investissement ou de sociétés financières. Les impacts peuvent varier selon les fonds, mais des tendances générales se retrouvent souvent dans l’industrie hôtelière.
Dans ce sens, notre étude sur l’e-réputation des grandes chaînes hôtelières intégrées présentes en France montre qu’elles souffrent d’une image qui va de médiocre à moyenne seulement, rarement excellente : lire notre étude.
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VISION À COURT TERME ET RECHERCHE DE RENDEMENT RAPIDE
Les fonds ont souvent des horizons d’investissement de 5 à 7 ans.
• Conséquences :
- priorité aux marges et à la rentabilité immédiate, parfois au détriment d’investissements de long terme (rénovation profonde, formation, innovation, etc.) ;
- arbitrages guidés par des tableaux Excel plutôt que par une vision stratégique durable comme l’hôtellerie en a besoin.
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SOUS-INVESTISSEMENTS DANS L’ENTRETIEN ET LA RÉNOVATION DES HÔTELS

- repoussent ou réduisent au strict minimum les travaux lourds nécessaires,
- limitent ou retardent le renouvellement des équipements,
- diminuent ou minorent les budgets CAPEX (provisions de réinvestissements).
• Résultats possibles : vieillissement des produits, perte de positionnement, baisse de satisfaction des clients, avec en corollaire une chute d’activité, une e-réputation désastreuse et une érosion des rendements.
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PRESSION SUR LES ÉQUIPES ET RÉDUCTIONS DES EFFECTIFS
La compression des coûts est un levier central pour les fonds. Celui du personnel, qui représente la charge d’exploitation la plus élevée en hôtellerie, semble pour eux facile à réduire immédiatement, sans tenir compte des nombreuses conséquences délétères et visibles très rapidement.
• Cela peut entraîner :
- suppressions de postes, polyvalence forcée, objectifs de hausse de la productivité : par exemple, moins de personnel en réception (temps d’attente plus long pour les clients, davantage d’erreurs), moins de personnel d’étages (chambres rendues plus tard, nettoyage plus précipité donc moins satisfaisant et moins efficace…),
- dégradation des conditions de travail,
- salaires à minima,
- turnover élevé,
- sous-traitance de certains services (nettoyage des chambres avec à la clef un résultat souvent navrant),
- mise en place de solutions technologiques pour réduire le personnel de réception : par exemple bornes d’accueil ou applis avec délivrance d’un code d’accès à la chambre sans passer par la réception. Nota : les clients sont peu nombreux à apprécier ces systèmes et en tout cas pas à la place de réceptionnistes.
- proposer aux clients de ne pas nettoyer la chambre chaque jour (séjours de deux à plusieurs nuits) ou encore de ne pas laver les serviettes, sous le prétexte d’une démarche éco-responsable.
- perte de savoir-faire hôtelier.
• Résultats possibles : mauvaise ambiance sociale, qualité de service diminué avec en corollaire une insatisfaction des clients, une chute d’activité, une e-réputation désastreuse et une érosion des rendements.
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STANDARDISATION EXCESSIVE ET PERTE D’ÂME
Pour optimiser l’exploitation, les fonds introduisent des process très normés, parfois/souvent déconnectés de la réalité opérationnelle hôtelière et de ses exigences.
Cette industrialisation entraîne généralement :
- une uniformisation et une banalisation de l’offre, avec pour conséquence des déceptions et lassitudes chez les consommateurs,
- une réduction de la capacité d’adaptation locale,
- une perte d’âme ou d’identité.
Or, l’attractivité d’un hôtel tient souvent à sa personnalité, un facteur difficilement conciliable avec une logique d’optimisation systémique. Process inflexibles : les fonds introduisent souvent des procédures uniformisées (type “efficacité / coûts”), ce qui réduit la capacité des équipes à gérer les cas particuliers, ce qui est essentiel en hôtellerie.
• Résultats possibles : moins de personnalisation, perte d’identité locale, prestations aux clients sans valeur ajoutée avec en corollaire une insatisfaction des clientèles, une chute d’activité, une e-réputation désastreuse et une érosion des rendements.
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DÉCONNEXION ENTRE ACTIONNAIRES ET OPÉRATIONNELS
Les fonds sont rarement des professionnels du tourisme/hôtellerie et ne cherchent qu’exceptionnellement à s’entourer de spécialistes aguerris de terrain.
• Ils peuvent :
- prendre des décisions éloignées de la réalité du secteur par méconnaissance/non prise en compte des bonnes pratiques, des règles de fonctionnement hôtelier, des attentes et besoins des voyageurs, du marché touristico-hôtelier…,
- sous-estimer les spécificités locales (saisonnalité, culture, clientèle),
- imposer des objectifs irréalistes, notamment sans tenir compte, ou si peu, des particularités de l’hôtellerie.
• Résultats possibles : démotivation des cadres et dirigeants avec en corollaire une démobilisation et une difficulté à atteindre des objectifs économiques.
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ENDETTEMENT ÉLEVÉ (LEVERAGE) ET FRAGILITÉ EN PÉRIODES DIFFICILES

• Risques :
- obligations lourdes de remboursements,
- moindre capacité à absorber une crise (COVID, inflation, baisses de fréquentation, etc.),
- obligation de mettre la pression sur les exploitations pour obtenir un rendement rapide, comme déjà vu.
• Résultats possibles : loyers des hôtels qui sont fixés de manière trop élevées, réduction maximalisée et déraisonnables des charges d’exploitation (comme décrit plus haut), risques de faillite ou de revente précipitée.
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INSTABILITÉ STRATÉGIQUE
Un groupe ou des entreprises détenus par un fonds peut se voir changer fréquemment d’orientation, parfois sans logique, sans réflexion sérieuse, en autarcie, voire de façon désordonnée ou même loufoque. Cela s’est vu constamment depuis ces deux dernières décennies. D’autant plus quand les entreprises financées passent souvent de mains en mains.
Certains fonds vendent des actifs qu’ils considèrent moins stratégiques pour eux, ce qui peut mener à des arbitrages qui fragilisent l’entreprise opérationnelle si la vision de long terme n’est pas partagée.
• Conséquences :
- restructurations, revente par lots,
- changements fréquents de managers,
- basculement de marque ou de positionnement.
• Résultats possibles : cela perturbe (et inquiète) le management, les équipes et les partenaires locaux. C’est donc contre-productif.
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IMPACT SUR LE TISSU ÉCONOMIQUE LOCAL
Un hôtel repris par des financiers apprend parfois à fonctionner « hors sol » :
- achats centralisés hors région, moins de fournisseurs locaux, rallongement des délais de paiement (avec un risque de perte de fournisseurs), choix de fournisseurs sur la base des prix et pas de la qualité…
- baisse du rôle de l’hôtel comme acteur local,
- fuite de tout ou partie des profits vers des structures financières internationales,
- concurrence locale déloyale par une baisse anormale des prix des chambres due à une chute de la fréquentation faisant suite à une e-réputation/réputation désastreuse. Cela joue sur les autres hôtels de la destination dans toutes les catégories.
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MOINDRE ATTENTION AU FACTEUR HUMAIN ET AU SERVICE
L’hôtellerie repose sur la fourniture de prestations de qualité (quelle que soit la gamme) aux clients, sur la relation humaine et sur le sens du détail. Négliger le marketing de la demande (au profit du marketing de l’offre) et favoriser la gestion financière pure peut écraser cette dimension.
• Résultats possibles : une prestation techniquement correcte, mais sans âme ni excellence. Sans parler d’un climat social délétère et avec en corollaire, encore une fois, une chute d’activité, une e-réputation désastreuse et une érosion des rendements.
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INDIFFÉRENCE ENVERS LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
On ne rencontre que peu de fonds d’investissements entrant dans l’hôtellerie à se soucier avec sincérité de modélisations écologiques, même si cela permet de réaliser des économies. Au mieux, le greenwashing est la règle.
EN RÉSUMÉ
L’arrivée des fonds d’investissement a transformé l’hôtellerie chaînée en profondeur, laquelle ne leur dit pas forcément « merci ».
Si elle a permis un afflux de capitaux et une professionnalisation de la gestion, elle a aussi introduit des dérives qui fragilisent la pérennité des établissements et leur attractivité commerciale :
- baisse de l’investissement dans les infrastructures et les équipes,
- perte d’identité,
- service dégradé,
- fragilité financière accrue,
- moindre ancrage territorial et concurrence déloyale,
- turn-over important du personnel,
- clientèle déçue et qui l’exprime (avec le risque de voir l’activité chuter et la rentabilité s’éroder).
L’hôtellerie reste un métier humain, relationnel, local et fondé sur la qualité perçue. Autant de dimensions qui se heurtent à la logique de création rapide de valeur des fonds financiers. L’enjeu des prochaines années sera de réconcilier ces deux visions ou, à défaut, de redonner davantage de place à des modèles de gestion alignés avec l’ADN du secteur.
Mark Watkins
