LES STATISTIQUES DU TOURISME, entre pifométrie et inventions
« LA FRANCE, CHAMPIONNE DU MONDE DU TOURISME » ? …Un joli conte que l’on récite depuis longtemps, mais qui est forcément une légende.
Parce qu’il n’y a aucun moyen de compter les touristes étrangers qui fréquentent notre beau pays, ni de savoir ce qu’ils y dépensent. En somme, on ne sait qu’une chose sur l’activité touristique : on ne sait rien. Mais, on donne volontiers des chiffres écrits sur un coin de table.
On sait semble-t-il mieux compter les espèces animales en voie de disparition que les touristes en liberté de circulation.
Les dernières statistiques du tourisme étrangers sur notre territoire nous donnent des chiffres plaisants. La France aurait accueilli pas loin de 80 millions de touristes internationaux en 2022 (contre 91 millions en 2019), ce qui en ferait la première destination mondiale. Cela représenterait presque 60 milliards de dollars de recettes touristiques, soit environ 55 milliards d’euros.
ON IGNORE COMMENT DÉNOMBRER LES TOURISTES QUI ENTRENT EN FRANCE
D’autant plus que ces données sont validées par l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT), par notre ministère en charge du tourisme, par Atout France et par Bercy, par toutes les institutions s’intéressant au secteur, dont l’Assemblée nationale, et sont reprises sans sourciller par l’ensemble des médias. Face à cette multiplication de cautions, on a envie de croire que tout est vrai.
Mais à y regarder de près, les données publiées ne peuvent pas être justes pour une simple raison : on ignore comment dénombrer les touristes étrangers qui viennent chez nous.
POURQUOI NE PEUT-ON COMPTER LES VISITEURS ÉTRANGERS ?
1) – Il n’existe aucun moyen d’identifier et de quantifier les visiteurs étrangers qui se rendent en France métropolitaine. Les contrôles aux frontières ont été supprimés pour les Européens (logiquement très majoritaires), lesquels ont une totale liberté de circulation. Seule une minorité de touristes étrangers ont besoin d’un visa qui permette de les identifier. Et quand les contrôles aux frontières ont lieu (dont aéroports), ils n’intègrent pas la tenue de statistiques.
2) – Il n’y a aucune méthodologie d’enquête qui parvienne à déterminer combien de touristes internationaux entrent et séjournent en France. Par exemple, le décompte des personnes hébergées dans les hôtels, campings, gîtes, villages de vacances (hébergements marchands) est non seulement peu fiable (du déclaratif, réalisé avec approximations par les hébergeurs), mais il ne couvre qu’une petite partie des visiteurs. Les autres — un peu plus de 1 arrivée sur 2, selon l’Insee, mais là encore la fiabilité de l’estimation est incertaine — optent massivement pour d’autres modes de logements non marchands et non renseignés : amis/famille, locations (hors déclarations) chez des particuliers, échanges de logements, résidences secondaires… On ne sait donc rien sur le nombre de visiteurs étrangers qui passent au moins une nuit sur notre territoire (c’est la définition d’un touriste), dont leurs fréquence et durée de séjours. Que ce soit pour loisirs ou pour affaire.
3) – Ils seraient de 15 à 20 % (selon là encore les estimations de l’Insee) à juste traverser notre beau pays pour se rendre (puis remonter) dans le sud de l’Europe pour leurs vacances ou en transit en aéroports. La France n’est donc pas une destination touristique pour ceux-là, mais juste un couloir de passage. S’il existait un dénombrement — ce qui est très peu plausible —, comptabiliserait-on une fois ou deux ceux qui passent sur notre territoire pour se rendre ailleurs et pour rentrer ensuite chez eux ? Ce qui évidemment serait une perversion des chiffres. Il faut également prendre en compte les plus de 8 millions de clients étrangers de Disneyland Paris, dont une majorité ne viennent en France que pour le parc d’attraction. Ce ne sont pas de vrais visiteurs de la France, même s’ils représentent des devises.
4) – On ne sait quasiment rien sur les vrais dépenses et comportements d’achats des touristes étrangers durant leurs séjours touristiques : déplacements, hébergement, alimentation, restauration, sorties, visites culturelles, shopping… En rappelant que les recettes du tourisme, sans distinction possible, incluent fatalement les dépenses des Français en France et celles des frontaliers qui viennent juste faire des emplettes dans la journée et qui repartent chez eux dans la foulée. Comment en ce cas peut-on déterminer le volume des recettes touristiques ?
5) – Il existe des sondages pour cerner les intentions de départs ou encore, par exemple, les comportements d’achat et attentes des touristes. Mais, tous sont réalisés via Internet et n’ont donc pas de crédibilité (fichiers non ou peu qualifiés, pas d’assistance aux personnes interrogées, redressements des échantillons, questions orientées, etc.). Et une étude qualitative ne permet pas d’extrapoler l’échantillon en donnée quantitative pour déterminer un nombre total de visiteurs.
En conséquence, nous sommes aveugles sur le plan à la fois quantitatif et qualitatif en termes de renseignements touristiques. Tant en nombre de visiteurs qu’en recettes touristiques.
Exemple des données sur le tourisme par pays selon l’OMT pour l’année 2018
À LA 33e PLACE EN RECETTES MOYENNES PAR TOURISTE ÉTRANGER
Un élément supplémentaire vient perturber cette annonce : la France, supposée première en nombre d’arrivées, ne serait que 3e en volume de recettes touristiques internationales. En creusant, on se rend compte que la dépense moyenne par touriste étranger nous amène seulement à la 33e place des premiers pays touristiques (en nombre d’arrivées annoncées), avec 754 $ de recettes/visiteur (voir tableau, par exemple pour l’année 2018).
C’était 752 $ en 2022, mais 514 € en 2016, soit 46 % de progression entre 2016 et 2018 et (!), ce qui laisse lui aussi songeur, tant cette évolution paraît improbable… Pour autant, on sait que la Banque de France a relevé le niveau des recettes touristiques, mais par une méthodologie qui laisse perplexe (voir plus loin).
Certes, comparativement, l’échelle des dépenses dépend du coût de la vie dans chaque pays, mais aussi des durées moyennes de séjours et de la nature du tourisme (loisirs / affaires). Cela n’explique pas pourquoi les recettes par touriste soient si faibles chez nous, dans un pays qui n’est pas spécialement réputé bon marché.
Ce n’est certainement pas parce que les touristes dépenseraient moins en France qu’ailleurs, comme on l’entend souvent dire à tort. C’est seulement parce que les statistiques sont fausses. Il y a donc un (gros) loup dans l’observation du tourisme français.
Pour nous rassurer, celles de bien d’autres pays touristiques sont également surprenantes, pour les mêmes raisons. On s’étonnera par exemple que les recettes moyennes par touriste en 2018 soient de 4.902 dollars au Luxembourg. Comptent-ils les dépôts bancaires ?
Les exceptions se trouvent dans des destinations, comme les États-Unis, qui imposent des visas à la plupart des entrants. Il y est plus facile de faire l’inventaire des entrées de touristes étrangers. Même chose dans d’autres destinations ayant les mêmes règles drastiques d’entrées. Mais, là encore, on sait peu de choses sur les dépenses et le comportement d’achat.
DES MÉTHODOLOGIES D’ÉTUDES QUI NE FONCTIONNENT PAS
Ne sachant pas identifier, compter et observer les touristes étrangers qui entrent dans l’Hexagone — idem pour le tourisme domestique —, il n’est possible que d’arriver à la conclusion logique que nos statistiques touristiques sont purement et simplement inventées, voire fantasmées.
Les méthodologies utilisées et les moyens d’études des clientèles étrangères qui servent à établir ces statistiques ne permettent tout simplement pas d’en déterminer des résultats recevables.
• Évidemment, on ne va pas glisser une puce électronique sous la peau de chaque touriste qui entre sur notre territoire pour savoir ce qu’il fait, où il va, ce qu’il achète, etc. Cette option surréaliste (et heureusement interdite) ne nous permettrait de toute façon pas d’en savoir davantage sur leurs dépenses, ni sur leurs comportements d’achats touristiques et culturels.
• Pas plus qu’en les pistant à partir de la carte SIM de leur smartphone, ce qui a été testé dès juillet 2015 par un opérateur téléphonique et a toujours cours ici et là. Cela pouvait sembler pertinent, mais avec finalement de facto des résultats sans queue ni tête. En outre, à nouveau, l’outil ne nous apprend rien qualitativement sur les touristes. Qui peuvent d’ailleurs également être des Français vivant à l’étranger et qui rentrent au pays…
• Les taxes de séjour qu’appliquent de nombreuses communes touristiques permettent d’avoir une vision du nombre. Mais, elles sont également payées par les Français et ne concernent de loin pas toutes les destinations. De plus, elles ne concernent que les hébergements marchands et ne renseignent en rien sur la consommation.
• Cerner les dépenses des étrangers avec leur carte bancaire est une méthode utilisée par la Banque de France. Mais là aussi, c’est très limitatif, car les touristes sont nombreux à payer en espèces. Et là encore, un paiement n’apporte aucune information sur la nature de l’achat et qui cela concerne. Selon une étude Visa Europe sur les destinations et les habitudes de consommation des touristes européens, près de la moitié des personnes interrogées (51 %) déclarent qu’en voyage, il est plus sûr de payer en espèces que par carte. Cela monte même jusqu’à 79 % pour les Allemands, pour qui l’utilisation du cash est presque culturelle.
• Enfin, il existerait bien des enquêtes réalisées auprès des touristes étrangers dans les ports, aéroports, dans les trains internationaux et aux frontières routières. Mais, si elles apportent des informations qualitatives globales, elles ne permettent pas de comptabiliser par extrapolation le nombre de visiteurs reçus, ni leurs dépenses.
=> Bref, encore une fois, les données sur le tourisme s’appuient sur des sables mouvants.
UN ENJEU POURTANT CRUCIAL
Ce cocorico sur le tourisme de la France fait certes plaisir. En premier, à nos gouvernements qui se succèdent et aux organismes chargés de la promotion touristique. Ainsi, depuis ces deux dernières décennies au moins, la France resterait, quoi qu’il arrive, « the leader » incontesté. Crises, Covid, attentats, parité monétaire défavorable, grèves régulières, blocages, émeutes de rues, insécurité, attentats… le tout très médiatisé à l’international, rien n’y fait. Nous demeurons contre vents et marées 1ère destination touristique mondiale.
Voilà de quoi fanfaronner à l’envi, montrer ses muscles et jouer dans l’auto-congratulation facile.
Le bon côté de cette annonce victorieuse est que le monde (même putatif) attire le monde. Comme un restaurant plein durant les repas (même mauvais) rassure et encourage les gens à y pousser la porte, à l’inverse d’un restaurant vide qui inquiète et fait fuir.
Reprendre massivement dans les médias ce postulat de champion touristique planétaire, que quasiment personne ne cherche à vérifier ni à contredire, est certes sympathique pour l’image et le fameux rayonnement de la France. Rien que pour cette raison, on pourrait se contenter de ne pas aller plus loin dans la critique, de laisser faire et d’ignorer cette fake news.
Mais est-ce bien satisfaisant quand on est un professionnel ou un institutionnel du tourisme ?
LA RÈGLE : LES INFORMATIONS DÉLIVRÉES DOIVENT ÊTRE JUSTES
Peu de monde s’émeut face à ces statistiques comme sorties du chapeau ou écrites sur un coin de table. Les élus, journalistes, commentateurs, institutionnels… semblent parfaitement s’en satisfaire. Mais, cela a des conséquences bien médiocres pour notre tourisme.
• Ne pas savoir calculer le nombre de touristes étrangers et leurs vraies dépenses permet aisément de dire n’importe quoi sur le tourisme. C’est bien pratique et c’est bien ce qui se passe. Chacun peut reprendre à son compte ce qu’il veut, dont expliquer ce que le tourisme lui doit. Comme il n’existe pas de baromètre fiable, personne ne peut s’opposer à des chiffres inventés en donnant des chiffes justes …dès lors où ils n’existent pas !
• C’est également naviguer dans le brouillard, sans radar et sans sonar. Toute stratégie de conquête de marché est alors aléatoire et non professionnelle. Collecter des données et étudier le sujet, c’est comprendre. Or, on ne peut agir sans comprendre.
• Sans une vérité des chiffres, il est facile de ne pas mesurer les actions et retours sur investissements des organismes et institutionnels chargés d’assurer la promotion touristique de la France et de nos régions. En corollaire, ces derniers n’ont de cesse de demander toujours davantage de budgets et de moyens, alors qu’on ne sait pas réellement en quoi leur action est performante et compétente, puisque sans statistiques fiables, on ne peut pas la mesurer, ni l’expertiser.
• Dans le concours de celui qui « pisse le plus loin », affirmer depuis longtemps que nous serions le meilleur et le premier provoque une non remise en question de notre tourisme, de nos méthodes, de nos offres, de nos promotions, de notre communication, de nos investissements touristiques, de nos formations, de notre accueil, etc.
D’ailleurs, pourquoi se donner du mal puisque de toute façon, année après année, les données alignées savamment prétendent que nous restons le champion ! Il suffit d’inventer des chiffres spectaculaires pour s’en convaincre — ce qui est le cas —, puis de déclarer péremptoirement notre puissance, avec une assurance forcée. Cela suffit pour que l’imposture prenne corps et fasse effet sur les consciences.
UN OBSERVATOIRE FIABLE DU TOURISME A PEU DE CHANCE D’EXISTER
Notre France est magnifique, mais cela ne suffit plus par lui-même pour plaire, en ne mettant pas le client au centre de nos préoccupations. Nous restons majoritairement dans un marketing de l’offre plutôt que dans celui de la demande.
Les élus de toutes fonctions (députés, sénateurs, gouvernement, conseillers régionaux, etc.), désinformés ou mal informés, sont galvanisés par notre leadership et par cette masse de recettes touristiques annoncées qu’on leur sert sur un plateau. Du coup, puisque « tout va bien », ils dictent sur le tourisme des réglementations absurdes, votent des lois inadaptées et des taxes injustes, pondent des rapports parlementaires « à côté de la plaque », organisent des assises et rencontres hors sol, où l’autosatisfaction est de mise. Pas de quoi correspondre à nos vrais besoins.
Les élus locaux éblouis pas les chiffres éblouissants du tourisme rêvent de prendre leur part du gâteau et favorisent sur leur territoire des créations à qui mieux-mieux d’hôtels de luxe, de palais des congrès, d’attractions culturelles, etc. sensés faire venir des touristes, qui souvent ne viendront pas.
Bien sûr qu’il ne sera pas possible du jour au lendemain de reconnaître ce joli mensonge d’Etat. La création d’un observatoire du tourisme fiable, juste et intelligible — cela commence par là — est réclamé par les professionnels. Mais, ce n’est pas pour demain. Personne n’est capable de trouver de méthodologie valable à ce jour pour mesurer la demande touristique. Et ce, de facto, par la libre circulation de la majorité des touristes qui se rendent en France.
Ce qui signifie que tout sera encore durant un moment comme avant, à inventer des chiffres et à faire des annonces victorieuses gratuites, jamais contredites.
L’enseignement de cette tribune critique est qu’il faut cesser de croire que ce qui est publié par des institutions (OMT, Ministère en charge du tourisme…) est forcément juste et inattaquable.
Nota : C’est un sujet que nous traitons avec la régularité d’un métronome depuis 2006, avec toujours le même constat. Il ne s’agit évidemment pas de nier que la France reçoit énormément de touristes étrangers. Il suffit de regarder autour de soi à Paris, et dans les sites et les destinations fréquentés, pour en voir beaucoup à certaines périodes. Le sujet porte sur la publication de chiffres sur l’activité touristique, qui ne peuvent être validés par une quelconque méthodologie.
Mark Watkins