L’Hôtellerie Restauration : En 1974, vous avez créé la Grande Cuisine minceur. Une innovation qui vous vaudra la une du magazine américain Time. Quel a été votre cheminement pour devenir un précurseur de la cuisine santé ?
Michel Guérard : J’avais un ami, Jean Delaveyne, 2 étoiles Michelin à Bougival, qui avait été comme moi meilleur ouvrier de France pâtissier, et qui s’était intéressé aux travaux de Jean Trémolières, professeur de médecine spécialisé dans l’alimentation dont j’avais lu les livres. J’avais toujours en mémoire mon envie, enfant, de devenir médecin. L’un des clients de mon restaurant, Le Pot au feu, à Asnières, près de Paris, venait de monter un salon de coiffure très chic avenue Montaigne. À sa demande, j’ai créé un snack à tendance diététique, que je lui livrais. Je l’avais appelé La Ligne.
Ensuite, je suis tombé amoureux de ma femme, Christine, et je l’ai rejointe à Eugénie-les-Bains, une petite station thermale un peu abandonnée, où il fallait tout faire. Et je me retrouvais dans le monde de la santé, car les eaux thermales soignaient les rhumatismes et l’obésité. En voyant les gens qui mangeaient devant moi ces carottes râpées, je me suis dit que ce n’était pas digne d’une nutrition chaleureuse. J’ai alors eu l’idée de la cuisine de santé, que j’avais appelée à l’époque cuisine minceur. C’était une cuisine hypocalorique, avec moins de matières grasses et moins de sucre, qui demandait de trouver des combinaisons rappelant quand même la cuisine classique de l’époque. C’était une recherche très intéressante. Je la servais dans le cadre de notre hôtel. J’ai ensuite été contacté par Pierre Liotard-Vogt, président de Nestlé monde, qui m’a proposé d’intégrer leur département recherche et développement. C’est ainsi que je suis resté près de vingt ans chez Nestlé et où j’ai appris beaucoup de choses. À l’époque, je me suis fait critiquer mais je m’en moquais complètement. Je voulais apprendre des choses que je ne connaissais pas.
Comment votre cuisine minceur était perçue à l’époque ?
C’était partagé. Il y avait des chroniqueurs gastronomiques, des critiques et des cuisiniers qui me critiquaient. Ils disaient : “Michel Guérard a vendu son âme au diable.” D’autres, plus ouverts, voyaient là la contribution du cuisinier français à améliorer les produits industriels. On a lancé les plats minceur surgelés, sous la marque Findus-Michel Guérard, mais c’était trop tôt et ça n’a pas marché. Cela nous a quand même permis progressivement de sortir le surgelé de son triste sort, en améliorant beaucoup les choses.
Aujourd’hui, on parle beaucoup des liens entre cuisine et santé. Avez-vous été prophète en votre pays ?
Tout le monde parle de cuisine santé, mais personne n’en fait. C’est le grand problème. Tant que les cuisiniers ne seront pas nantis de connaissances diététiques et nutritionnelles, il ne se passera rien. Or, les cuisiniers d’aujourd’hui ont d’autres choses en tête pour se faire connaître. C’est bien dommage, car c’est un problème mondial. Ce serait bien si, nous autres Français, étions les premiers à mettre en place un début de cuisine de santé.
La seconde chose tout aussi essentielle, dont j’ai parlée à Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, c’est la nécessité d’apprendre aux enfants à manger. Le problème est que tout cela se chiffre en milliards d’euros. Le syndrome métabolique, c’est-à-dire l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires liées à l’alimentation, représente une dépense de plus de 25 milliards par an. D’un point de vue philosophique et économique, il faut une reprise en main totale. Au même titre qu’on demande à un chauffeur de bus pour enfants d’avoir un permis, je ne comprends pas que la connaissance en nutrition et en diététique ne soit pas incluse dans la formation des cuisiniers. On parle de locavore, de toutes sortes de choses, mais il n’y a pas de fond. Ceci dit, je ne désespère pas.
Vous proposez, sur réservation, un menu minceur quotidien. Quelle est l’importance de la demande ?
Dans le restaurant 3 étoiles, on sert deux cuisines : la grande cuisine et la cuisine santé. Cette dernière est aussi prévue pour nos clients qui viennent chez nous pour une semaine de remise en forme par exemple. Le menu change chaque jour, midi et soir. Pour les clients venant de l’extérieur, nous avons besoin d’avoir une visibilité et nous demandons de réserver ce menu. Nous indiquons le nombre de calories mais surtout qu’il s’agit d’un menu nutritionnellement équilibré – avec 58 % de glucides, 12 % de protéines et 30 % de lipides -, ce qui est important et très rare. Sur un service, cela représente 20 % des menus.
Votre nouvelle offre, Sources, propose une cuisine botanique. En quoi cela consiste ?
C’est une cuisine composée principalement de légumes, avec des bouillons, des tisanes. Les kilos descendent et l’indice glycémique aussi. C’est un complément d’offres qui, chez nous, est parfaitement normal car nous avons une connotation très santé.
En parallèle, avec la Grande Cuisine gourmande, vous avez maintenu sans discontinuer 3 étoiles Michelin depuis 1977, soit plus de quatre décennies. Vous êtes l’un des pères fondateurs de la Nouvelle Cuisine. Comment définiriez-vous votre cuisine ?
Je suis né à Vetheuil, un village près de Giverny. J’ai été très marqué par le peintre Monet, dont on disait dans ma famille qu’il aurait peint ma grand-mère quand elle était enfant. J’ai repris l’un de ses mots que j’ai accommodé à la cuisine : “Je cuisine comme l’oiseau chante, en toute liberté.” Donc je me suis toujours moqué des modes et des courants, et je continue de composer des recettes comme des petites chansons. J’ai la chance de faire un métier de compositeur.
À chaque fois que j’imagine de nouvelles recettes, je fais des petits dessins pour que les cuisiniers comprennent. Puis, quand c’est à peu près au point, j’explique ce qui m’a conduit à faire cette recette, comment l’idée est venue. C’est très important d’expliquer le processus qui m’anime. Par exemple, on avait un plat que j’avais ramené de Chine en m’inspirant des dim sum. Mon idée était de farcir un peu de pâte chinoise avec des choses très terriennes dont nous disposons chez nous. J’avais aussi vu sur un chantier des ouvriers qui ouvraient une boîte de raviolis. Cela a donné l’oreiller de mousserons et de morilles.
Autre exemple, je vais sortir un plat qui va s’appeler le canard au sucre. Personne n’a fait cela. J’avais reçu une invitation de la Confrérie des canardiers, qui font du canard au sang. Je me suis dit : ‘Pourquoi ne ferai-je pas un canard au sucre ?’ J’ai repensé à mon voyage en Chine et au canard laqué, qui est l’apothéose du canard rôti. Donc je me suis amusé à créer un canard au sucre très original et drôle.
Votre plat best-seller ?
L’oreiller moelleux de mousserons de morilles et truffes, le homard à la cheminée et l’huître au café vert sont devenus des classiques chez nous.
Votre plat préféré à votre carte ?
Le canard au sucre deviendra mon préféré.
Qu’est-ce qui vous motive aujourd’hui ?
Demain. Comment sera demain ? Ce que je ferai. Comment les clients évolueront-ils ? C’est à moi d’imaginer tout ça et de faire en sorte de s’inscrire dans une perpétuelle fraîcheur. J’ai une chance formidable, celle d’avoir mes deux filles que j’adore et qui travaillent dans notre esprit. Elles participent pleinement à cet atelier de théâtre culinaire qu’est Eugénie. Je sais que quand je partirai, elles continueront car elles en ont envie bien sûr. Aujourd’hui, elles sont l’âme de la maison.
Michel Guerard #eugenielesbains# #3étoiles#