Enseignements tirés de la récente table ronde de l’EHL sur la gestion des hôtels en temps de guerre, où l’hôtellerie a été montrée sous un angle différent. Qu’est-ce qui change pour le directeur général d’un hôtel lorsque survient une situation de crise ? Quelles sont les nouvelles fonctions du dirigeant et que cela traduit-il en termes d’exigences opérationnelles ? La professeure Inès Blal nous raconte les moments forts de cet échange émouvant et inspirant avec des professionnels chevronnés œuvrant dans les zones de guerre.
Présentation de « Hôtellerie et société »
Depuis la pandémie de COVID-19, le débat sur les conditions de travail et sur le rôle de l’hôtellerie dans la société a pris de l’ampleur. La nature cyclique de l’entreprise, ses conditions et ses longs et contraignants horaires de travail ont été au centre de la discussion. Au milieu de ce débat animé, nous avons eu tendance à oublier la passion, l’engagement et le dévouement propres au secteur de l’hôtellerie.
Plus généralement, nous avons également tendance à négliger le fait que cette industrie soit « une école de la vie » et les compétences centrées sur l’humain qu’elle peut développer chez un individu. C’est pour cela que nous avons décidé de lancer l’initiative “Hôtellerie et société”. Son objectif est de donner la parole aux travailleurs de l’hôtellerie ayant un impact positif sur notre société. Nous cherchons à aller au-delà du brouillard superficiel du luxe et à nous recentrer sur notre environnement et notre communauté, tout en proposant aux autres un accueil différent.
Dans l’espoir d’inspirer de nouveaux récits sur la façon dont l’hôtellerie peut encourager un contexte social positif, nous avons organisé un événement spécial appelé « La gestion des hôtels en temps de guerre ».
Qu’est-ce qui émerge vraiment dans un environnement de crise ?
Ce printemps, nous avons organisé une table ronde sur la gestion des hôtels en temps de guerre à l’EHL Campus de Lausanne.
En compagnie de M. Guy Lindt, directeur général de l’hôtel American Colony de Jérusalem, de M. Artem Prykhodko, directeur général de l’hôtel InterContinental de Kiev, et de M. Nicolas Vout, responsable de la transformation numérique et des données au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), nous nous sommes penchés sur les aspects techniques et les implications de la gestion des hôtels dans les zones de conflits.
M. Lindt, ancien élève de l’EHL, a partagé l’histoire et le défi de l’American Colony Hotel de Jérusalem-Est et ses liens uniques avec la Suisse neutre. M. Prykhodko a décrit la manière dont il gérait l’hôtel de Kiev depuis les premières attaques de février 2020. M. Vout, également ancien élève de l’EHL, a détaillé les méthodes du CICR dans les zones de tension et de conflit, ainsi que le soutien logistique offert aux hôtels dans ce genre de situations.
Les guerres et les crises font malheureusement partie de l’environnement dans lequel nous évoluons. Bien que nous espérions ne jamais avoir à en faire l’expérience, ces situations peuvent malgré tout nous enseigner l’adaptation, la résilience et la gestion. Compte tenu du sujet, la meilleure façon de comprendre ces enseignements est d’avoir le point de vue de ceux qui ont vécu ces situations.
Nous avons été surpris que ce sujet suscite l’intérêt d’un large public composé d’étudiants, de professionnels et même de la presse. Alors que nous nous préparions pour la table ronde et que nous en discutions au cours de la séance de questions-réponses, il est devenu évident que cette conversation portait sur bien plus que sur la simple gestion hôtelière.
Cette discussion a mis la lumière sur le leadership unique qu’un hôtelier peut afficher, sur sa capacité de communication de crise et, surtout, sur l’incroyable humanité apportée à leur personnel, à leurs hôtes et à toute la société.
Quels changements pour un directeur général d’hôtel en temps de guerre ?
1. Un changement dans le profil des clients et dans leurs besoins
M. Lindt et Prykhodko ont fait état d’un « avant et après » de l’approche commerciale. L’American Colony Hotel était complet avec une clientèle de loisir, mais la situation a changé du jour au lendemain après le 7 octobre. Les touristes ont interrompu leur séjour pour un rapatriement d’urgence. Même constat pour l’InterContinental de Kiev qui a vu sa clientèle d’affaires habituelle changer après les troubles de février 2020.
Les deux hôteliers nous racontent comment, en 24 heures, leur clientèle s’est transformée pour laisser place à une majorité de journalistes, de diplomates et de représentants d’ONG. Ce changement soudain a eu un effet non seulement sur l’atmosphère générale, mais aussi sur le fonctionnement de l’hôtel. Ces nouveaux clients sont arrivés avec des besoins différents. Les journalistes, par exemple, doivent partir tôt pour couvrir le terrain et, lorsqu’ils rentrent tard dans la soirée, ils doivent travailler sur leurs reportages.
M. Prykhodko et Lindt ont expliqué comment ils ont adapté leurs offres, notamment en matière de restauration en conséquence. M. Vout a détaillé la manière dont le CICR réagit aux tensions dans les zones de conflits en collaborant avec les hôteliers de la région pour ainsi renforcer leurs actions sur le terrain.
2. Une anticipation constante des besoins et des solutions
Les deux hôteliers ont expliqué comment se concentrer sur le maintien de standards haut de gamme et de luxe pendant les périodes de crise. Cela impliquait de stocker de la nourriture, de trouver de nouveaux approvisionnements, d’innover pour maintenir l’eau potable, de mettre en place des générateurs d’électricité et de maintenir les services Internet fonctionnels. À l’InterContinental de Kiev, il fallait organiser un aller-retour de 3 semaines vers un refuge souterrain, où les clients, le personnel et leurs familles étaient rassemblés.
Ce qui ressort de ces échanges avec les trois panélistes, c’est la posture différente que ces situations appellent dans la gestion de leur personnel ainsi que dans la gestion de leur clientèle. Ils ont tous les trois fait allusion à la sécurité et au sentiment d’apaisement qu’ils devaient transmettre. La priorité pour les deux hôteliers était d’offrir un refuge pour les gens autour d’eux. En plus d’appliquer des procédures de sécurité strictes (de la réservation à l’enregistrement en passant par les opérations quotidiennes et la gestion d’une équipe de sécurité), ils proposent également leurs prestations hôtelières haut de gamme pour transmettre ce sentiment de normalité malgré la situation exceptionnelle en dehors de l’enceinte de l’hôtel.
3. Préparation et flexibilité
Les trois panélistes ont fait référence aux procédures de risque et de sécurité qu’ils ont appliquées. Nous avons discuté de l’importance d’être formé à ces procédures et de l’équilibre dans le nombre de méthodes utilisées pour répondre aux besoins en matière de gestion de risques et de réactivité. Ce qui ressort de la discussion, c’est l’importance pour un leader de se focaliser sur les opérations, de se concentrer sur l’essentiel pour assurer la continuité des activités, et de rester concentré sur les informations et les activités essentielles.
M. Vout a expliqué la nécessité d’être bien préparé et la manière dont le CICR assure la liaison avec les hôteliers pour se préparer ensemble aux situations de crise. Il a donné des exemples de « sécurité passive » que leur protocole exige, comme le collage des fenêtres avec une pellicule anti-éclat pour éviter les blessures en cas d’explosion, ou comme les mesures anti-intrusion qui retardent la pénétration des bâtiments en cas d’attaque.
Quant à la gestion du personnel, elle exige une approche différente et plus souple. L’aspect gestion des ressources humaines comprenait la détresse psychologique des employés, les horaires changeants, la disponibilité du personnel sur place, l’emploi du temps et les stratégies à déployer pour assurer la stabilité de l’hôtel au milieu de la tourmente. Les trois panélistes ont souligné le besoin critique du personnel d’un soutien psychologique professionnel. La communication pendant la crise doit être régulière et transparente pour éviter une détresse mentale supplémentaire inutile.
Pour les finances aussi, l’adaptabilité est la clé. Lorsque les hôtels voient leurs activités se diversifier, les dépenses sont fluctuantes et inattendues, et ce sont les liquidités qui prévalent, avec une grande demande en devises fortes. Par conséquent, en ce qui concerne la question de la budgétisation, les trois intervenants ont répondu qu’elle avait été remplacée par un suivi hebdomadaire et mensuel des flux de trésorerie.
4. Mettre l’accent sur les fondamentaux du bien-être
M. Prykhodko a partagé son expérience unique au cours des trois premières semaines des attaques. Ils ont transformé leur parking souterrain en bunker qui est devenu, au cours de ces semaines, le point central de l’hôtel. Des dispositions ont été prises afin que le personnel puisse dormir sur place avec les membres de leur famille. De plus l’hôtel a été fermé pour avoir l’air vide de l’extérieur et des salles de jeux pour les enfants ont été créées. Pour qu’ils gardent le moral et conservent leur apparence, ils ont fait appel à un psychologue ainsi qu’à un coiffeur et à un barbier. Bien que ces actions puissent sembler banales, elles se sont avérées essentielles pour la positivité des gens et pour qu’ils gardent leur humanité. Le bien-être a une signification bien particulière dans ce genre de circonstances.
Principaux enseignements tirés de ces expériences
Ces circonstances uniques mettent à l’épreuve nos capacités de gestion et exigent un leadership. Elles exigent de l’adaptabilité, de savoir gérer de nouvelles priorités comme la sécurité, et l’approvisionnement alimentaire. Elles exigent de tisser des liens encore plus étroits avec le personnel et les équipes ainsi que de la communication et de la gestion communautaire. Ces situations difficiles fournissent des enseignements de grande valeur sur le leadership, des enseignements qui pourraient être extrêmement précieux même dans des situations plus stables. Tous les hôteliers qui ont dû gérer les hautes saisons se sont déjà confrontés aux aspects opérationnels que nous avons mentionnés.
Malheureusement, les temps de guerre ou de pandémie sont des périodes durant lesquelles le développement est accéléré et exacerbé. À partir des cas dont nous avons discuté, voici les principales informations que nous avons recueillies :
- Il faut se servir de son réseau et de sa clientèle pour recueillir des informations factuelles. Il faut se maintenir informé de ce qu’il se passe sur le terrain et distinguer le vrai du faux.
- Par conséquent, un point capital est aussi la capacité de résister à l’hystérie des réseaux sociaux en limitant le flux d’informations des informations non vérifiées. Ce point a également été souligné par M. Vout, qui rapporte le rôle croissant de la communication numérique dans les zones de tension et de guerre.
- D’où l’importance, en tant qu’hôtelier, de savoir rester neutre pour se concentrer sur le service à fournir (et donc éviter d’encourager les débats politiques animés).
Ce que cet événement signifiait pour moi
C’était très émouvant de voir comment, à la fin de la session de 2 heures, les commentaires des participants étaient tous chargés du même sentiment. Un sentiment de communion et de solidarité. Ce sentiment provient certainement du fait que nous soyons revenus aux principes fondamentaux de notre profession et du travail avec les gens. Cela a fait écho avec les défis de gestion auxquels nous avons été confrontés pendant la crise du COVID-19. Dans ces cas, où la vie est menacée, nous pouvons mieux voir ce que l’hôtellerie apporte aux gens et à la société. Elle peut être synonyme de sécurité, de logement, de dignité, de communauté et de partage. Nous sommes d’autant plus les témoins du lien profond entre l’hôtellerie et nos besoins humains ainsi que de la manière dont elle réagit à la nécessité d’y répondre.
Une grande partie des commentaires de l’événement mentionnaient les termes « inspirant » et «leadership». Nous avons entendu des histoires de survie, de paix, de résilience et de soins, et souvent d’humour. Nous avons pu directement appréhender la différence entre la direction et le leadership. Nous avons également appris l’authenticité et l’importance d’agir en accord avec ses valeurs. Cela nous a également permis de voir les gestionnaires d’hôtels de luxe à travers un autre prisme. Les entendre déployer leurs capacités et celles de leurs équipes dans ce cadre habituellement luxueux, mais dans un contexte de crise, nous a permis de mieux comprendre à quel point de l’industrie hôtelière est talentueuse.