L’Hôtellerie Restauration : Comment êtes-vous devenu cuisinier ? Une vocation ?
Michel Guérard : Je suis né en 1933 et j’ai vécu la Seconde Guerre mondiale en Normandie. Mes parents avaient une toute petite boucherie à côté de Rouen. Mon père est parti à la guerre et ma mère s’est retrouvée seule avec un jeune commis. Mon frère et moi l’aidions après l’école. Nous avons eu faim, peur, et failli mourir trois ou quatre fois. Après cela, j’ai vécu ma vie avec beaucoup de sérénité et de joie.
J’ai eu une période mystique très forte, puis j’ai oublié mon envie de devenir curé en m’imaginant comédien sous prétexte que je récitais bien Le Corbeau et le Renard ! Mes parents m’en ont heureusement dissuadé.
Puis en seconde, j’ai eu un cours d’anatomie qui m’a passionné. Je me suis vu médecin. À ce moment-là, mon grand frère était devenu boucher. Par équité, mes parents m’ont demandé de choisir un métier. Je suis entré en pâtisserie, car j’avais un copain d’école dont le papa était pâtissier et ça m’intéressait de la voir travailler. Il y avait ce côté magique des préparations que l’on met dans un four à 20 mm d’épaisseur et qui ressortent à 20 cm de hauteur.
Lorsque nous avons déménagé à Mantes-la-Jolie, en région parisienne, j’ai eu la chance d’entrer chez un pâtissier traiteur. J’ai donc fait un apprentissage pâtisserie et cuisine. Un apprentissage façon XIXe siècle, très dur, mais je ne le regrette pas car j’ai appris tellement de choses. Pour un enfant de la Seconde Guerre mondiale, c’était extraordinaire. J’étais et je reste très heureux d’avoir choisi ce métier.
Alain Ducasse, Michel Sarran, Daniel Boulud, Gérald Passedat, Jacques Chibois, Arnaud Donckele, Arnaud Lallement, Laurent Petit, Sébastien Bras, Christopher Coutanceau, Alexandre Couillon, Lionel Giraud, Joseph Viola, Hugo Roellinger… Un hommage vous a été rendu en novembre dernier par vos anciens élèves à l’occasion de la sortie de La Liste 2023 au Quai d’Orsay, à Paris. Qu’en avez-vous pensé ?
J’ai été heureux de retrouver tous ces jeunes gens que je vois à l’occasion. Je me dis quelle chance j’ai eue que ces jeunes gens soient passés à Eugénie-Les-Bains, parce que, quelque part, ils ont reçu quelque chose ici et qu’ils ont su en profiter. Je n’y suis pour rien finalement. Leur talent, c’est à eux !
En cuisine, vous avez toujours eu cette volonté de transmission. C’est important pour vous ?
Oui et cela correspond à la transformation de la cuisine française, celle d’avant et que nous avons combattu avec Paul Bocuse et quelques autres. C’était un moyen pour nous de changer cette cuisine qui tournait en rond. Escoffier pensait que, pour être sûr de la qualité, il fallait la mettre en place dans une sorte de système industriel. Pendant ce temps-là, les maîtres d’hôtel prenaient le pouvoir et nous n’étions rien, juste des éplucheurs de pommes de terre près du seau de charbon. D’une certaine manière, il faut remercier Paul car la cuisine a pris un second souffle. On cherchait le moyen de respirer par nous-mêmes.
Nous avons reconstitué une sorte de philosophie de ce métier qui nous a permis de maintenir la cuisine française là où elle était. Je pense que ceux que l’on a formés, notamment les étrangers qui se sont faits un nom, nous ont donné cette possibilité de la maintenir à sa place. Ainsi, on continue d’exister. Mais rien n’est jamais gagné. Il faut continuer à avoir une réflexion aiguisée sur cette question et à être fou !
Quels conseils donnez-vous aux jeunes qui viennent en stage ou en apprentissage chez vous ?
Les temps ont changé et cela me semble une bonne chose. Un manager aujourd’hui doit être un père de famille. Quand j’ai rejoint ma femme à Eugénie, elle m’avait dit combien il était essentiel de cesser de tutoyer les collaborateurs et de les vouvoyer. Je me suis rendu compte à quel point c’était important car c’est accorder de la valeur aux gestes quels qu’ils soient, de la considération et du respect. Je n’ai jamais dérogé à cette règle.
À mon âge, les jeunes gens sont pour moi comme des enfants ou des petits-enfants. Donc je me conduis comme tel avec eux. Par contre, j’essaie de leur faire comprendre qu’il est important pour eux de montrer de l’intérêt pour le métier qu’ils ont choisi car ils jouent là leur vie future. L’apprentissage ne doit pas non plus être trop coulant. Quand on veut devenir champion olympique, faut se remuer.
Je leur dis de faire très attention à ce qui se passe. Aucune maison ne se ressemble. Il faut qu’ils captent bien ce qui est intéressant dans la maison où ils évoluent. Il faut bien deux ans chez nous pour en faire le tour. Il ne faut surtout ne pas venir comme un automate qui remplit une fonction, cela perdrait tout intérêt.
Nous autres, les travailleurs manuels, nous faisons un métier précieux ! Je leur conseille aussi, en même temps qu’ils apprennent, de continuer de se rapprocher d’une culture universelle. Autrement dit, on peut lire Spinoza, cela ne fait pas de mal.