Entretien avec le Chef Vardon à la tête du restaurant le 39 V et du bistro Chez Max. « Je suis cuisinier de métier, j’ai un parcours assez classique. J’ai travaillé dans 4 maisons, avec un apprentissage extraordinaire dans une belle maison qui n’existe plus malheureusement, qui s’appelait le restaurant Morot Gaudry. Ensuite, j’ai travaillé pour 3 Alain : Alain Dutournier, Alain Chapel et Alain Ducasse. »
Alain Chapel était me semble-t-il, l’un des plus grands chefs de son siècle. Quelqu’un qui était très avant-gardiste parce qu’il avait un profond respect de la terre et de la nature. Tout ce que l’on prélevait dans la nature pour pouvoir le cuisiner, était prélevé à un moment optimum et ne déréglait pas les cycles des reproductions.
J’ai eu la chance de travailler auprès d’Alain Ducasse pendant un peu plus de 18 ans pour lancer des nouveaux concepts. Nous mettions toute la technique des restaurants 3 étoiles au service d’une restauration plus accessible et plus moderne. Aujourd’hui, cela paraîtrait logique, mais en 1997, un chef 3 étoiles qui faisait des ribs de porc avec une sauce barbecue, faites comme si elle aurait pu être faite avec une cuisine 3 étoiles c’était avant-gardiste.
En 2008, on s’est séparés parce que j’avais envie de faire ma propre expérience et que j’ai rencontré mes associés d’aujourd’hui qui m’ont permis d’ouvrir le 39V. Nous avons été étoilés en mars 2012 et avons perdu cette distinction en mars 2019. Cela ne nous a pas empêché de travailler.
Quelle est votre position sur les distinctions du type étoiles ou macarons ?
Je trace ma route et je reste sur ce qui pour moi est important. Je ne me prononce pas pour une profession, je me prononce pour moi. Quand on ouvre un restaurant, on ouvre une entreprise qui a minima doit nous faire vivre. En plus, avec des responsabilités sociales vis-à-vis du personnel, donc un chef d’entreprise se doit d’assumer et d’assurer le bien-être et aussi la pérennité des gens qu’il embauche.
Quand on se focalise sur la distinction, on se met en péril parce que l’on ouvre une entreprise pour qu’elle soit pérenne. D’abord parce que je ne m’en sentais pas capable. La deuxième chose, ce n’était pas du tout mon leitmotiv, très basiquement, en tant que chef d’entreprise ma priorité c’est le bottom line à la fin de l’année. Est-ce que je suis rentable ? Est-ce que je perds de l’argent et est-ce que j’ai assumé les salaires de tout le monde ?
Évidemment que le Michelin depuis les depuis les années 1900, fait rayonner la cuisine française. Je trouve cela très bien et il n’est pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Je rappelle toutefois que le guide Michelin à la base n’est pas un guide culinaire. C’est un guide de référencement pour une marque de caoutchouc. Michelin a fait que les gens qui pouvaient aller sur les routes, trouvent des adresses où s’arrêter.
Je n’ai aucune rancœur à ce qu’on m’ait enlevé mon étoile au guide Michelin, je fais plus de chiffre d’affaires qu’avant. Il faut faire ce que l’on sait faire et ce que l’on a envie de faire et ne pas cuisiner pour le Michelin. Les étoiles ne sont jamais acquises et c’est clairement indiqué par Michelin. Toutefois, ce n’est pas parce qu’ils le disent que les gens l’entendent.
Aujourd’hui, nous sommes dans un monde de zappeurs, un monde de médias, où tout va vite, dans un monde de transparence, et je fais partie de ce monde de transparence. Nous avons des comptes Instagram, des Tik Tok. Il faut se montrer toute la journée. C’est devenu un mode de communication et un mode commercial pour pouvoir s’exprimer. Avant, on rédigeait des tribunes, on écrivait, on prenait position, aujourd’hui on se prend en photo en train de faire un pas de danse sur un fourneau avec un morceau de thon dans les bras.
J’envie Bernard Pacaud qui n’est jamais tombé là-dedans, qui a 3 étoiles au guide Michelin depuis plus de presque 30 ans maintenant, et qui ne qui fait un article par an.
Ce que je veux dire, c’est que l’attribution des distinctions types étoiles, fourchettes ou macarons, manque de transparence. J’aimerais comprendre, qu’il y ait une notation. J’aimerais une transparence. J’aimerais savoir pourquoi. Quitte à ce que cela ne fasse pas plaisir au cuisinier.
Le Michelin est devenu un vrai acteur économique et un vrai décideur économique de notre profession, je trouve cela dangereux. Cela devient le Standard & Poor’s de la gastronomie.
Je dis toujours, que nous sommes une profession un peu sadomasochiste. On doit se préoccuper des clients que nous recevons tous les jours. On doit se préoccuper de notre personnel, on doit se préoccuper de bien acheter, on doit se préoccuper d’être dans le respect de la nature, on doit se préoccuper de faire attention à notre impact carbone.
La période COVID vous a-t-elle fait remettre en question certaines choses dans votre fonctionnement, dans la gestion du personnel dans l’économat… ?
Alors la période COVID est une période que l’humanité a pris pleine face j’aime à dire. C’est peut-être, tant mieux pour se rappeler une chose très simple, c’est que nous sommes mortels.
Pour mon métier, ça nous a permis de nous remettre en question presque à 100%, puisque nous avons fermé du jour au lendemain. Au moment du premier confinement en mars 2020, nous travaillions sur un projet qui devait se concrétiser en novembre 2020 pour fêter les 10 ans du restaurant.
Nous avons rapidement compris qu’il y aurait des réouvertures épisodiques et avons pris la décision de rester fermés pour 18 mois. Une période qui nous a permis de tout remettre à plat. La base de ma philosophie, ce n’est pas de faire un restaurant, mais de faire un lieu de vie agréable, confortable. Où peuvent se côtoyer l’œuf dur et la boîte de caviar, même si on en fait très peu des boîtes de caviar. Cela n’a pas été facile et je voulais quelque chose d’assez nature, qui restait dans le sens des matières. Ça m’a guidé toute ma vie d’essayer d’avoir dans le restaurant des matières, au même titre que je vais acheter un très beau merlan de ligne, je vais acheter de très belles carottes, ramasser le matin avec encore de la terre autour : simple mais noble.
Cette période m’a énormément interrogé sur le sens. Il faut que l’entreprise ait un sens ou donne un sens. Je me suis conforté dans l’idée que ce que moi je devais faire, c’était donner du plaisir aux gens. Que dans mon entourage professionnel proche, c’est à dire les complices qui partagent ma journée, les complices auxquels j’achète la carotte, le bœuf, le lait, cela ait un sens. Les gens reviennent, c’est qu’ils sentent ça. J’ai également pris le parti de ne m’entourer que de gens qui partagent ma vision.
Nous avons aussi pris conscience que notre métier, notre profession doit passer après nos vies. Cela a énormément changé parce que nous sommes des métiers de labeur. Ce sont des hommes qui travaillent pour des hommes à un instant où ces hommes sont dans un moment de détente. Au début j’étais persuadé que le personnel reviendrait, je me suis totalement trompé. Dans la gestion d’une entreprise pour un entrepreneur, c’est compliqué, notamment pour une génération comme la mienne qui doit changer ses habitudes. Le pire ennemi de l’être humain, ce sont les habitudes.
En plus des attentes du personnel, nous devons répondre aux exigences de nos clients qui sont là pour passer un bon moment et peu importe ce qui se passe.
Ce que l’on pouvait faire avant, ce qui coûtait un prix, aujourd’hui cela coûte 40% plus cher. Alors que pour beaucoup, la restauration cela reste un job et non pas un métier à part entière, notamment pour le service. On n’a pas su garder et valoriser ces métiers de service. Tout est orienté sur le chef de cuisine, tout est orienté sur la cuisine, tout est orienté sur le morceau de poisson et on oublie que tout cela est un cocktail bien plus compliqué. Faire de l’hospitalité, cela commence par la personne qui décroche le téléphone et cela finit par la personne qui vous ferme la porte de la voiture et qui vous souhaite bonne route.
On communique énormément sur ce qu’il y a dans l’assiette et celui qui va faire ce qu’il y a dans l’assiette et on oublie trop régulièrement ce qu’il y a autour. On a détruit la substance de ce métier que je trouvais extraordinaire, qui pour moi n’est pas un métier de service, mais un métier d’acteur. Où chacun participe à une pièce de théâtre tous les jours.
Ils doivent mettre en scène une pièce de théâtre qui est déjà écrite, puisque la carte est écrite, les plats sont faits, les explications des plats sont faites, les vins sont là, le décor est là, les tables, les chaises, tout est là. Vous êtes dans une pièce de théâtre et là rentre en scène des acteurs et les spectateurs qui dans un théâtre sont assis et regardent mais là, les spectateurs sont partis prenantes. Je le martèle tous les jours, ils ont la chance d’avoir un métier qui vit la société tous les jours. C’est un lieu de vie, c’est un Vaudeville midi et soir.
Ce n’est pas ce que l’on inculque, ce n’est pas l’image que l’on donne de ce métier de service et je trouve cela terrible.
Nous sommes dans une phase de transformation, une mutation de ce métier qui n’est pas terminée. Je pense nous sommes à la moitié de ce qu’il va se passer pour diverses raisons, que ce soit le coût des matières premières ou encore le coût de l’énergie… Je pense que dans 10 ans, aller au restaurant d’un certain niveau comme le 39V, cela sera réservé à une élite. J’ai l’impression à tort peut-être, que l’on revient sur un cycle et que tous ces restaurants étoilés et autres très haut de gamme, vont disparaître petit à petit pour des raisons de moyens.
On va revenir à la popote, la, la nappe à carreaux très bien faite mais pas très chère. La vraie question c’est de savoir est-ce que cela pourra s’intégrer dans une société, dans un terme philosophique, je pense que oui. Mais dans le monde du business, c’est autre chose. Parce qu’aujourd’hui celui qui pose le filet de bœuf au poivre 39V sur la table coûte le même prix que celui qui pose le steak au poivre dans mon bistrot au café Max.
Nous allons devoir nous adapter à une société qui a été créée sur le travail et qui s’oriente sur une société qui dit que non, il faut vivre. La vraie question est simple, qui va payer ?
On a envie de plaisir, on a envie de manger sainement, on a envie de manger des produits qui sont arrivés à maturité, des produits non industriels. On a envie d’être servis dans des beaux endroits. On a envie d’être servis jusque tard parce qu’on a envie de profiter de la vie. Qui va payer ? Cela coûte forcément plus cher, comment le valoriser ?
Également dans les mondes du produit, évidemment qu’il faut manger du bœuf arrivé à maturité à 3 ans, 3 ans et demi et qui n’a été élevé qu’avec du fourrage, de l’herbe et des céréales de ferme. Oui, il faut arrêter l’élevage intensif du baby bœuf, tué à 18 mois qui lui, pollue énormément. Oui il faut refaire l’élevage que la terre peut supporter. Mais les clients me disent c’est trop cher, ce n’est pas trop cher, c’est le prix. Cela veut dire quoi trop cher ?
La vraie question est de savoir comment nous allons prendre tous ces tournants, tous ces virages pour arriver à une ligne droite et que tout le monde soit content ? Je n’ai pas vraiment de solution, je tâtonne, je teste, j’observe.
Aujourd’hui les cuisiniers ne restent pas forcément cuisiniers toute leur vie contrairement à moi. Pourtant, on a besoin de séniorité pour faire avancer les choses, pour accompagner la transition. Moi, je cherche à embaucher des seniors. Je ne comprends pas qu’on ait dans nos métiers d’artisanat des mains en or et qu’on les mette au rebut à 60 ans. Je défie quiconque de pouvoir embaucher les seniors parce que moi j’essaie, je n’y arrive pas. Je cherche un ancien charcutier traiteur et qui voudrait un jour par semaine venir former les gens à faire des terrines. Je ne trouve pas. Je ne trouve pas à travers mon réseau et je ne sais pas en tant que chef d’entreprise, vers quel site aller déposer une annonce, où aller chercher.
On a tout un savoir et je pense que ce savoir doit être rémunéré pour les générations suivantes, pour ne pas se perdre. Il faut transmettre le geste, il faut transmettre la connaissance. Moi j’ai eu de la chance, j’ai travaillé avec des chefs qui m’ont tout donné, qui m’ont armé.