FAUT-IL CROIRE AUX BILANS DE FINS DE SAISONS TOURISTIQUES ?
Tous les ans, c’est la même chose. Les bilans sur l’activité touristique de fins de saisons (hiver et surtout été) sont les gros marronniers que les médias bichonnent comme une maman avec ses petits. Presse écrite, TV, radios… tout le monde s’y est mis. Quitte à lasser et à faire prendre (parfois) les vessies pour des lanternes.
Les bilans de l’été commencent déjà fin juillet où l’on demande comment s’est passé le remplissage alors que la saison est encore loin d’être terminée et que tout peut encore changer en août et en septembre ! On veut savoir si les touristes et vacanciers étaient là et si oui ou non, avec quelles particularités.
LES GRANDS MARRONNIERS
Ces bilans donnent l’occasion d’un grand défilé dans les journaux et les plateaux de TV de politiques pour expliquer ce que le tourisme leur doit, d’experts de tout plumage pour nous parler doctement de ce qu’ils ne savent pas, de responsables de tout bord (organisations professionnelles, réseaux, offices de tourisme, organisations de promotion du tourisme, professionnels, etc.) pour témoigner de ce qu’ils ont observé du haut de leur escabeau et que les journalistes auront vite fait d’extrapoler.
Il faut dire que ces derniers se jettent dans l’exercice du bilan touristique comme un pilier de bistrot sur son pastis.
Mais, ces constats conjoncturels sont-ils bien sérieux et fiables ? À les découvrir, il y a de quoi avoir de gros doutes.
OUI, ON PEUT Y CROIRE DU CÔTÉ DES TENDANCES
• QUI INFORME ? Ceux qui informent sur l’activité touristique sont, entre autres, les organisations et collectivités chargés de la promotion touristique. Elles interrogent des professionnels, comme le fait ADN Tourisme (comités régionaux et départementaux du tourisme, offices de tourisme, etc.) lequel questionne ses adhérents. Même chose pour les organisations professionnelles (restaurateurs, hébergeurs, exploitants de campings…) ou la majorité des chaînes hôtelières volontaires. Pour autant, il n’est pas rare que les représentants de ces derniers n’aient interrogé personne et donnent, sans le dire, un avis sans fondement !
• On trouve aussi Atout France qui accompagne le Ministère en charge du tourisme avec, année après année, un satisfecit cocoricoesque de rigueur. Dès le début de septembre, le ministre fait organiser une conférence de presse qui inonde les journalistes de chiffres d’une précision d’horloger, mais dont personne ne sait d’où ils sortent, ni comment ils ont pu être calculés aussi vite. Il faut dire que l’on se garde bien d’aborder le sujet et de dévoiler la méthodologie. Mais les journalistes ne se sentent pas motivés pour demander des comptes (et des sources) et cela ne les décourage pas de reprendre ces données livrées sur un plateau d’argent, sans douter de rien.
• LA TENDANCE, TOUJOURS LA TENDANCE : Les questions tendancielles portent essentiellement sur « la satisfaction ou non satisfaction » des professionnels interrogés à propos de leur activité au mois le mois. Car autant dire qu’obtenir des chiffres sur la demande est mission impossible, les pros étant rétifs à les communiquer ou ne les calculent tout simplement pas.
On en tire des statistiques en faux-nez — « X % sont satisfaits du mois écoulé ou des réservations pour le mois prochain, etc. » — ce qui fait croire que l’on fournit des données chiffrées, qui ne sont pas celles des fréquentations ou des chiffres d’affaires. C’est juste du pifométrique. Et puis, qu’est-ce être satisfait de son activité ? Par rapport à quoi : à ses propres prévisions, à l’année précédente, à ses attentes, à ses besoins de trésorerie, à ses craintes, aux concurrents, par rapport au nombre de clients reçus ou juste au chiffre d’affaires, etc. ?
• INTERVIEWS ET TÉMOIGNAGES : Les journalistes qui établissent leur constat sur la base de chiffres fournis par d’autres ajoutent toujours quelques interviews qui viennent illustrer les tendances. On invite des spécialistes et des experts plus ou moins crédibles et sérieux — toujours les mêmes —, des représentants syndicaux pas toujours informés et des professionnels qui ne peuvent parler que de leur expérience locale. Cela n’empêche pas de tirer des généralités à partir de ces poignées de témoignages.
C’est là que l’on découvre certains articles ou émissions qui peuvent simplifier, interpréter ou privilégier les informations de manière subjective pour servir une certaine ligne éditoriale orientée. À noter que dire que tout va mal est devenu plus accrocheur et vendeur pour un média que de raconter de belles histoires… D’où le grand sujet du surtourisme, tarte à la crème du moment, qui n’est pourtant pas nouveau.
Sans parler de l’incohérence des témoignages. On a en effet constamment vu des chiffrages de fréquentations une fois la saison terminée qui venaient contrarier — dans un sens ou dans un sens — les déclarations recueillies.
NON, PAS FIABLES : ON A DU MAL À Y CROIRE DU CÔTÉ DES CHIFFRES
• STATISTIQUES INVENTÉES ? Obtenir un chiffrage objectif sur l’activité touristique est de l’ordre de la quête du Graal. On ne sait pas identifier et donc compter les touristes (liberté de circulation des Européens, majoritaires en France) et en corollaire, on ne sait pas déterminer ce qu’ils dépensent et quels sont leurs comportements d’achats. Aussi, on se demande comment les responsables du tourisme en France peuvent chercher à faire croire que nous aurions reçus tant de touristes, pour tant de recettes touristiques. D’autant plus dès la fin du mois d’août ! Nous parlons année après année de cette imposture depuis 2006 : voir notre dernière analyse sur le sujet.
Le plus souvent il n’y a pas de méthodologie, pas de source. Ou alors le tout est expliqué derrière un brouillard londonien.
• Certains secteurs du tourisme peuvent être analysés un peu plus méthodiquement (hôtellerie, campings…) grâce à l’Insee qui alimente le seul baromètre vraiment fiable par le nombre de répondants qui ont obligation de le renseigner et par la rigueur de son travail. Mais, il faut attendre quelques mois pour en profiter. Raison pour laquelle on utilise d’autres moyens pour se presser de communiquer. Pour autant, les taux d’occupation et nuitées obtenus des professionnels questionnés restent du domaine du déclaratif, là encore. Personne ne va pas fouiller dans les caisses enregistreuses et les comptabilités pour connaître le nombre exact de clients venus.
• On peut ajouter les musées, monuments visitables, train, avion… qui donnent des chiffres généralement recevables. Ailleurs, c’est le flou artistique pour d’autres activités (restauration, hébergements non marchands…) ou simplement sur le nombre de visiteurs entrés sur le territoire (voir plus loin).
• Il existe des exceptions par les chaînes hôtelières intégrées (mais seulement 18 % des hôtels en France) qui tiennent des chiffres fidèles ou encore des plateformes telles que Airbnb ou Booking, mais qui sont rarement interrogées pour déterminer un bilan de fin de saison. De toute façon, ces dernières ne donneront que des chiffres globaux, si elles l’acceptent.
• Les instituts de sondages, de plus en plus missionnés et sûrs d’eux-mêmes, fournissent des résultats régulièrement contradictoires entre études et sondeurs. Il faut dire qu’ils travaillent désormais tous par questionnaires sur Internet (les sondages en face-à-face, bien plus qualitatifs, sont d’une autre époque) dirigés vers des fichiers pas vraiment qualifiés.
• Quant aux cabinets d’études qui publient des baromètres conjoncturels sur l’hôtellerie, leurs chiffres proviennent essentiellement des chaînes hôtelières intégrées et ne sont donc pas représentatifs. Ce qui ne les embarrasse pas pour dire que leurs statistiques concernent « l’hôtellerie française » dans son ensemble, alors que 82 % des hôteliers sont indépendants et ne sont pas interrogés. Quand les mêmes annoncent enquêter auprès de touristes, c’est souvent 50 personnes abordées qui deviennent 1.000 dans la méthodologie présentée…
• SMARTPHONES DES TOURISTES : Du côté des collectivités, le grand mot d’ordre porte sur l’utilisation de Flux Vision Tourisme / Orange. Pister les touristes à partir de leur smartphone a été testé dès juillet 2015 par cet opérateur téléphonique et a toujours cours ici et là.
Cette géolocalisation, souvent décriée comme border-line sur le plan éthique bien que légale, pouvait sembler pertinente, voire futée : 95 % des voyageurs français et étrangers que nous interrogerons régulièrement déclarent posséder un smartphone. Pour les visiteurs internationaux, ils sont identifiables en lien avec le pays où ils résident (via leur opérateur téléphonique). On va principalement savoir d’où ces gens viennent, dont les résidents hexagonaux, et qu’à un moment donné, il y a plus ou moins de monde selon là où cela borne. L’outil reste d’autant plus limite que tout le territoire n’est pas couvert (cela passe par les antennes relais), surtout en dehors des grandes agglomérations.
Flux Vision se base sur les abonnés Orange (40 % des abonnés de mobiles en France aux profils CSP globalement différents de ceux des concurrents, pas pris en compte) et sur l’itinérance ou « roaming » des étrangers venant sur notre territoire. Sauf que Orange n’a pas d’accords avec tous les opérateurs étrangers et que de nombreux touristes n’engagent pas l’itinérance ou encore se mettent en mode avion par peur de surfacturations. Ces derniers peuvent aussi basculer sur SFR, Free ou Bouygues en entrant en France. On peut d’ailleurs également avoir affaire à des Français vivant à l’étranger et qui rentrent au pays en visite… Embêtant pour le comptage des touristes internationaux. En 2023, environ 3 millions de Français vivaient à l’étranger.
Autrement dit, en pistant via leur smartphone une partie de la population présente à un moment donné, on ne peut pas extrapoler ces données pour déterminer des chiffres de fréquentations réels. Si vous comptez 30 personnes dans une pièce d’un immeuble de 30 étages, vous ne pouvez pas déterminer à partir de là combien de personnes se trouvent dans le bâtiment entier. Finalement, de facto, on obtient des résultats sans queue ni tête, qui ne sont que partiellement quantitatifs et pas qualifiés (on ignore pourquoi les personnes pistées sont là, qui voyage avec le porteur du smartphone, ce qu’elles font et consomment, etc.).
LA FIABILITÉ DES CONSTATS DÉPEND (AUSSI) DE QUI EST INTERROGÉ
• Comme les médias sont demandeurs de commentaires et de statistiques sur les fins de saisons touristiques, les collectivités, consultants et politiques ont pris l’habitude de se dépêcher de fournir des informations à l’attention des journalistes. Quitte à les inventer. Voilà l’occasion de faire parler de soi (c’est valorisant d’être dans les médias) et c’est le premier qui se pointe avec des chiffres — généralement sortis du chapeau — qui gagne. Peu importe ce qu’il dit. De toute façon, si les résultats finaux ne seront pas conformes à ce que tous ces « experts » ont annoncé, personne ne viendra leur demander des comptes. Et ils le savent tous. Donc, on peut dire ce que l’on veut, sans se gêner, sans prendre le risque d’être contredit.
• Les journalistes, qui sont donc à l’origine de ces bilans, prennent les déclarations et les chiffres comme du bon pain, servis par ceux qu’ils interviewent, avec très rarement une hésitation, une vérification ou au moins un croisement de données. Bien que les témoignages puissent enrichir le récit, ils introduisent aussi un aspect subjectif qui peut influencer la perception de la situation réelle et la fausser.
• Dans la médiasphère, nous sommes dans l’ère de l’information fast-food, dans le prêt à consommer, puis on passe à autre chose et on oublie : « get it and forget it ».
• Pour ce qui concerne la fiabilité des informations, tout dépend de qui on interroge. Chacun a sa vérité — souvent intéressée — qui peut être différente de celle des autres sur la même base d’hypothétiques chiffres ou constats :
– LES RESPONSABLES POLITIQUES, dont en premier le(la) Ministre en charge du tourisme, n’ont d’yeux que pour des communications victorieuses (leur victoire, bien sûr) et ne sont donc là que pour parler des succès (les leurs), réels ou fantasmés. Les chiffres sont par conséquent là pour servir cette finalité et non l’inverse.
– CEUX EN CHARGE DE LA PROMOTION TOURISTIQUE sur le plan local ou national ont un net penchant pour l’optimisme et pour annoncer avec enthousiasme une réussite, même si les chiffres ne vont pas dans ce sens et que les professionnels ne s’y retrouvent pas dans ces tendances. Ce sont alors les champions de la minimisation face à des mauvaises nouvelles.
– LES CHAÎNES ET GROUPES HÔTELIERS ont intérêt à montrer leurs biceps et à dire que tout va bien pour rassurer leurs actionnaires, la bourse (le cas échéant), les investisseurs, leurs franchisés/affiliés et leurs employés… et se valoriser. L’exemple le plus démonstratif est celui du RevPar (combinaison des taux d’occupation et des prix moyens chambre), qui est en hausse depuis le 2e semestre 2023. Les chaînes s’en félicitent. Mais, cette augmentation n’est due qu’aux prix qui ont subi une forte hausse décidée par ces réseaux, tandis que les taux d’occupation sont en recul. Le RevPar, mis en avant, masque ce détail bien préoccupant : n’est-ce pas inquiétant d’avoir moins de clients ?
– LES SYNDICATS PATRONAUX ont tendance à voir le verre à moitié vide. Dire qu’ils ne sont jamais contents est un pléonasme. Leur enjeu est de ne pas leur faire prendre le risque de faire faiblir leurs revendications : demander à l’État des aides, des abaissements de charges ou d’autres douceurs. Ou encore pour éviter d’encourager le vote de nouvelles lois ou décrets pénalisants. Car quand le tourisme va bien, les députés — très joueurs — aiment voter de nouvelles contraintes et taxes. D’où le piège, année après année, de la « France, première destination touristique mondiale » qui ne s’appuie sur rien de tangible et qui fait croire que tout est merveilleux. De quoi taxer un peu plus…
– DES CABINETS D’ÉTUDES — toujours les mêmes — optent fréquemment pour le jeu du clientélisme et de la complaisance. Faire plaisir à ses clients actifs ou potentiels n’a jamais fait de mal. Pour cela, rien de plus facile que de publier des chiffres conjoncturels avantageux et d’établir des prévisions prometteuses (et trompeuses). La preuve est que leurs données sont systématiquement (très) au-dessus de celles du sérieux Insee et que leur futurologie est constamment contredite par une réalité très différente une fois apparue.
INTERPRÉTATIONS AU DOIGT MOUILLÉ DE LA SITUATION
• En termes de conclusions sur les bilans touristiques, on ne sait jamais quoi comprendre. Est-ce que si 55 % des professionnels interrogés sont satisfaits (une petite majorité), cela signifie-t-il que tout va bien ? Ce n’est pas si simple mais on préfère simplifier. On parle de saison en demi-teinte en amalgament sur la France, alors qu’en été 2024, les bilans parlent de « belle saison touristique » dans certaines régions et de « saison maussade ou décevante » dans d’autres.
• Le dernier problème est la recherche des causes à la désaffection ou au regain de clientèles touristiques. Chacun y va de ses supputations et de ses explications pseudo-scientifiques pour décortiquer l’origine du mal (ou du bien). C’est la crise économique «les gens n’ont plus d’argent » a-t-on pu lire ou entendre en boucle. Mais, ils partent quand même en vacances et on assiste comme toujours à des centaines de kilomètres de bouchons sur les autoroutes.
Le chômage, la tension politique, l’inflation, le pouvoir d’achat, l’écologie, le surtourisme, la guerre en Ukraine, les prix trop élevés (hôtels, restaurants, voyages…), les attentats, la météo dont la canicule… et cette année les JO. Les analyses sont souvent gratuites et couramment d’un niveau au ras des pâquerettes. Les clichés, les banalités et les enfonçages de portes ouvertes sont légion. Les spécialistes n’en savent souvent pas plus que le grand public. Peu importe, on prend quand même quand on est journaliste et qu’il faut faire un bilan ! Circulez, il n’y a rien à voir.
Il ne s’agit aucunement de discréditer les bilans touristiques que l’on peut lire dans les médias. C’est déjà bien d’avoir un aperçu sur la situation, même très imparfait.
En revanche, présenter des chiffres sortis d’on ne sait où et peu plausibles pour rendre ce qu’on dit incontestable, et détailler la situation par des analyses sans fondements est bien plus gênant. Le tourisme a besoin de données crédibles pour fonctionner et de professionnels qui savent de quoi on parle à propos du secteur.
Mark Watkins