Des chercheurs quasi inséparables, Jean-Philippe Weisskopf et Philippe Masset, professeurs associés de finance à l’EHL Hospitality Business School, ont consacré leurs carrières à la recherche sur l’économie du vin et à la dissémination de ce savoir à leurs étudiants. Au moment où ils se préparent à montrer au monde les merveilles du vin suisse, l’équipe de Visibilité Institutionnelle de l’EHL les a rencontrés pour en savoir plus sur la façon dont ils se sont rencontrés, pourquoi ils collaborent autant, leur recherche actuelle, et la 16ème conférence de l’American Association of Wine Economists, qui aura lieu sur le campus de Lausanne en juillet.
Les deux professeurs ont commencé à travailler ensemble pendant leurs études doctorales en finance à l’université. Depuis, ils publient régulièrement ensemble, sont membres d’associations dans le domaine de l’économie du vin, et participent à des conférences internationales. A travers les années, ils ont su se forger une réputation mondiale dans ce domaine.
Quand avez-vous commencé à publier ensemble?
PM : Il y avait peu de doctorants francophones à l’Université de Fribourg, et surtout la plupart accordaient peu d’importance à la pause de midi et se contentaient des repas fades servis à la cantine. De notre côté, on aimait prendre le temps et aller au moins une fois par semaine déguster des plats du jour dans les bistros de Fribourg. Fribourg est plus connu pour le gruyère et la bière que le vin mais les gens là-bas aiment manger et boire. A table, tu génères des idées, tu crées des liens, et tu passes un bon moment. C’est assez cohérent qu’on ait fini tous les deux dans une école hôtelière !
JPW : Je suis autrichien et belge mais ma famille a déménagé à Fribourg en 2000 et j’ai commencé l’uni à Fribourg. Jusqu’à ce que je connaisse Philippe, je ne buvais presque pas de vin, je viens d’une famille de brasseur, donc moi c’est plus la bière que le vin, c’est lui qui m’a converti, mais c’est bien !
Pourquoi avez-vous commencé à étudier le vin?
PM : J’en avais marre de ma thèse en finance et je me disais qu’il fallait que je fasse autre chose. J’avais à ma disposition des données sur les enchères de vin donc j’ai écrit mon premier papier avec Caroline Henderson, une historienne de l’art qui s’intéresse aux vins fins. J’ai fait un deuxième papier avec Jean-Philippe, une année et demie plus tard. J’avais un intérêt pour le vin et les compétences techniques pour exploiter ces données d’enchères. Je suis entré comme ça dans le réseau du vin, qui est quand même plus agréable que la finance pure et dure.
Est-ce qu’on vous prenait au sérieux?
JPW : On a eu des hauts et des bas. Ça n’a pas été toujours considéré comme de la « vraie recherche ». Pourtant, c’est une très grande industrie. Ça représente des milliards et des milliards à travers le monde. Il y a vraiment des questions intéressantes qui ont une portée large.
PM : Dans les sociétés occidentales en tout cas le vin est un lien social considérable. Des étudiants que je recroise dans la vie professionnelle, j’ai à chaque fois le même retour, ils disent : « Ben, heureusement que vous vous intéressez à ce sujet ». Je ne suis pas toujours à l’aise dans les conférences. Ça ne m’intéresse pas les gens qui ne sont là que pour réseauter, se montrer, etc. Avec le vin, tu te trouves un sujet de conversation. Et puis finalement tu passes un bon moment. C’est un lien social assez efficace. Je ne compte plus le nombre de soirées où le vin m’a aidé !
Qu’avez-vous dans le pipeline?
JPW : On a plusieurs papiers dans le pipeline mais peut-être on pourrait en citer un qui s’intitule : « To share or not to share: An analysis of wine list disclosure by Swiss restaurant owners ». L’idée principale est de voir si les listes de vin des restaurants classées dans le Gault&Millau en Suisse sont disponibles en ligne. Est-ce qu’il y a certains types de restaurant en Suisse qui sont plus enclins à publier leur liste sur Internet ? Nous avons regardé le type de nourriture, le niveau du restaurant, la région linguistique, etc. Il y a aussi la question de la concurrence. Si tu mets ta liste, peut-être même avec les prix, sur Internet, tout le monde peut aller la voir.
PM : Potentiellement ton concurrent.
JPW : Pour tes concurrents, c’est quand même assez intéressant comme information. Ils peuvent te copier, voir avec quels producteurs tu travailles. Par exemple, le petit producteur que tu as déniché et avec qui tu as établi un excellent rapport, tu serais évidemment réticent de communiquer ce genre d’information à ton concurrent. Donc la question semble très terre à terre mais ce n’est pas si basique que ça et s’applique à beaucoup d’autres industries.
PM : Et les prix ! Certains restaurants peuvent acheter directement auprès de domaines rares, notamment en Bourgogne, et donc le prix à l’achat est beaucoup moins cher que sur le marché secondaire. Et certains restaurants souhaitent attirer des amateurs et pas juste des « buveurs d’étiquette » qui sont là pour boire des vins tape-à-l’œil, ils préfèrent donc éviter de publier leur liste de vins si elle contient des vins très recherchés qu’ils offrent à prix raisonnable.
Est-ce que le F&B ne serait pas un peu trop niche?
JPW : Il y a des dizaines de milliers de restaurants en Suisse mais il y a très peu de recherche sur les sujets qui les concernent. On trouve que c’est intéressant de creuser un peu le sujet.
PM : La gastronomie est une niche mais qui a un poids économique énorme, des millions d’emplois dans le monde. C’est pourquoi nous, et d’autres universités* (EHL, Kedge BS Bordeaux, Cornell University, Free University of Bolzano (Italie), et Hong Kong Polytechnic), avons lancé l’Alliance for Research on Wine & Hospitality Management, dans le but de mettre en avant la recherche sur le vin et l’industrie de l’accueil. Le problème c’est le manque de données, car la plupart des restaurants sont entre mains privées et donc ils ne publient pas leurs chiffres.
Parlez-nous de votre conférence de cet été!
JPW : On n’a pas tout fixé mais on a déjà pas mal de choses. Organisée par l’EHL et l’American Association of Wine Economists, la conférence nous permettra d’échanger avec des professionnels du monde entier sur la recherche récente dans le domaine de l’économie du vin. Nous allons faire la part belle aux meilleurs vins suisses. La semaine commence par un cocktail de bienvenue lundi. Le mardi soir, on va aller au musée olympique pour faire un souper avec des vins tessinois. Le mercredi il y a un dîner de gala à l’école avec des vins de toute la Suisse. Jeudi nous allons visiter les vignobles dans le Lavaux, qui est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Le vendredi, on fait la même chose mais dans le canton du Valais. Donc, le but c’est de montrer ce qui existe ici.
Est-ce que les participants connaissent déjà le vin suisse?
JPW : Vu que seulement environ 2% du vin suisse est exporté, il y a peu de chances qu’ils connaissent déjà le vin suisse – à moins que certains soient déjà venus pour les vacances.
PM : Il y a plein de buveurs de vin dans le monde qui ne savent même pas qu’on a du vin en Suisse pour commencer.
JPW : On leur montre que ce sont des petits producteurs, qu’il y a plein de cépages différents, des terrasses escarpeés, etc.
JPW : On va leur montrer la Suisse viticole. C’est quand même assez spécial. Ce n’est pas la seule région qui a ça au monde, mais c’est quand même assez spectaculaire. On divisera 150 participants en plusieurs cars pour aller dans différents vignobles. Surtout les petites routes sinueuses du Lavaux ne s’apprêtent pas du tout à un départ en masse. On prendra même le petit train touristique !
Et pour le côté académique de la conférence ?
PM : Il y aura environ 80 présentations de 10-15 minutes,. C’est le programme le plus chargé depuis le Covid. On revient à quelque chose d’assez grand. Nous aurons des économistes du vin de renom international. Et c’est aussi un forum pour échanger les idées. Etudier le vin présente un sens uniquement si tu connais le produit, si tu contextualises ton sujet. Tu peux t’attaquer à des problématiques purement économiques, seulement la portée de ce que tu fais sera faible. Donc c’est important d’avoir cet ancrage dans la pratique. C’est pour ça que les économistes du vin se déplacent pour ces conférences. En 2022, la conférence a eu lieu en Géorgie pour qu’on découvre ce pays qui est, avec l’Arménie, le berceau du vin.
Cette conférence mettra la lumière sur l’école aussi, n’est-ce pas?
PM : C’est l’une des plus grosses conférences que l’école ait jamais organisée en termes du nombre de participants, il y a des gens de très bon niveau.
JPW : Je pense que c’est une reconnaissance et ça colle parfaitement avec l’ADN de l’école.
PM : Pour ces conférences, il faut aussi qu’il y ait une communauté locale de chercheurs dans le vin. Je pense que le fait que Jean-Philippe et moi soyons impliqués est important. On est les deux aussi impliqués dans l’Association européenne des économistes du vin. Jean-Philippe est membre du comité scientifique, moi du board, et président de l’ARWHM. C’est aussi une reconnaissance du bon travail fait à Changins : Alexandre Mondoux, ainsi que ses collègues et étudiants, contribueront à la conférence. La HEG Genève démontre de vraies compétences dans la matière et Nicolas Depetris vient de lancer le Global Wine Business Institute, qui rassemble des chercheurs à travers le monde. C’est donc une reconnaissance de ce qui se passe en Suisse romande. Ça démontre clairement la crédibilité de l’EHL et celle de la HES-SO dans ce domaine.